Ces Juifs qui ont refusé l’apartheid

Ils venaient d’Europe de l’Est, leurs parents avaient fui les pogroms et les persécutions, ils étaient souvent communistes et pauvres. Portrait de ces Juifs d’Afrique du Sud qui constituèrent la majorité des blancs engagés activement dans la lutte contre le régime raciste en Afrique du Sud, au péril de leur liberté, de leur intégrité physique ou de leur vie.

Albie Sachs, juge à la Cour Suprême, ancien militant anti-Apartheid, Johannesburg, Afrique du Sud, 2000
photo © Frédéric Brenner, avec l’autorisation de la Howard Greenberg Gallery, New York

L’année 1948 marque la création de l’État d’Israël mais aussi l’accession au pouvoir du Parti national – largement Afrikaner – en Afrique du Sud, qui inscrit l’apartheid dans la Constitution. Trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un pays fonde sa politique intérieure sur la discrimination raciale, alors qu’à l’autre bout du monde, aux États-Unis, la lutte pour les droits civils des Africains Américains devient un véritable mouvement au milieu des années cinquante.

L’engagement des Juifs sud-africains dans la lutte contre l’apartheid est moins connu que celui de leurs coreligionnaires américains dans celle pour les droits civiques, comme les rabbins Abraham Joshua Heschel, Joachim Prinz et Stephen Wise, les responsables communautaires Henry Moscowitz et Kivie Kaplan ou les militantes féministes Vivian Leburg Rothstein, Trudy Weissman Orris et Faith Holsaert.

En Afrique du Sud, on constate un paradoxe : si la majorité de la communauté juive a adopté la position silencieuse, passive et conservatrice du Board of Deputies qui la représentait, la plupart des Sud-Africains blancs activement engagés dans la lutte étaient juifs – souvent communistes, souvent avocats, souvent pauvres. Ces derniers se considéraient doublement marginalisés : pas complètement acceptés comme blancs (car ils étaient juifs) et aliénés de la communauté juive organisée (dans laquelle ils ne se reconnaissaient pas). Ces militants de la première heure, souvent enfants de réfugiés juifs ayant fui les pogroms en Lituanie, Lettonie et ailleurs, se sont engagés très tôt aux côtés de l’ANC (Congrès national africain, avec Nelson Mandela) et d’autres organisations, pour manifester, donner du travail à des Sud-Africains noirs, récolter des fonds à l’étranger, ou provoquer le régime d’apartheid par des petites actions au gros impact médiatique. Lazar Sidelsky, Nat Bregman, Albie Sachs, Joe Slovo et James Kantor ont tous payé de leur personne – arrestation, emprisonnement, privation de droits, tentatives d’attentat. Ruth First a été tuée par un colis piégé.

En 1963, la police arrête six militants juifs et sept militants noirs lors d’une descente sur une cachette de l’ANC près de Johannesburg ; Mandela passera plus de 25 ans en prison après ce raid. À la question d’un journal nationaliste blanc qui demandait si les Juifs étaient malheureux en Afrique du Sud, le Conseil de la communauté juive a répondu d’une seule voix : les Juifs sud-africains sont loyaux et patriotes – « Aucune partie de la communauté ne peut ou ne devrait accepter d’assumer la responsabilité des actions de quelques-uns ».

En 1980, le Conseil des Juifs sud-africains et l’ANC adopte une résolution encourageant toutes les parties concernées à coopérer en vue d’une amélioration immédiate et l’abrogation de toutes les lois injustes et discriminatoires. C’est un peu tard : la plupart des Juifs avaient déjà émigré ou restaient discrets pour éviter toute forme de conflit.

Il faut attendre 1985 pour que le rabbinat sud-africain condamne l’apartheid. Les militants juifs n’ont pas cessé, eux, de lutter contre l’apartheid, souvent en exil depuis le Mozambique, l’Angleterre ou les États-Unis, faisant fonctionner leurs réseaux universitaires, juridiques et politiques, et profitant de la visibilité – et de l’absence de censure – qui leur était offerte dans les médias et les forums internationaux.

Tandis que les relations diplomatiques entre Israël et la plupart des pays africains s’étiolent en 1967 et sont rompues en 1973 avec la Guerre du Kippour, les liens avec l’Afrique du Sud, autre pays isolé sur la scène internationale, sont plutôt cordiaux. En 1975, les deux pays signent un accord de coopération économique, accompagné de nombreuses visites diplomatiques. Ce n’est qu’en 1987 qu’Israël annonce mettre en application des sanctions contre l’Afrique du Sud. Au début des années quatre-vingt-dix, les amitiés militaires et économiques étaient mortes.

Les lois de l’apartheid sont abrogées en 1991 et les premières élections libres se tiennent en 1994, avec la revanche triomphale de Nelson Mandela devenu président. Une victoire à laquelle peu de blancs ont contribué mais, parmi cette poignée de militants assoiffés de justice et d’égalité, on compte des centaines de Juifs. Aujourd’hui encore, ils sont peu connus hors d’Afrique du Sud et ils sont tombés dans l’oubli depuis leur mort. C’est l’occasion de leur rendre hommage.

Qui est Albie Sachs ?

La biographie d’Albie Sachs (en photo en tête d’article) est tout à fait exemplaire. Né en 1935 de parents fuyant les pogroms en Lituanie, il commence des études de droit en 1952 et rejoint les manifestations de l’ANC. Il est rapidement arrêté, incarcéré, torturé et censuré. Il s’exile en Angleterre où il soutient une thèse de doctorat sur la justice en Afrique du Sud, puis s’établit au Mozambique en 1978. Il enseigne à l’université et conseille le ministre de la justice. Le 7 avril 1988, il ouvre la portière de sa voiture qui explose, lui faisant perdre son bras droit, un œil et tuant une personne. De retour en Afrique du Sud en 1990, lorsque l’ANC n’est plus considéré comme une organisation illégale, Albie Sachs est considéré comme l’un des architectes principaux de la Constitution sud-africaine de 1996 – la première de l’ère postapartheid. Élu en 1994 à la nouvelle Cour constitutionnelle, il a également marqué les premières années de l’Afrique du Sud démocratique et égalitaire, jusqu’à sa retraite en 2009.