COMME UN CHIEN !

Utopie et Rédemption chez Kafka et Rosenzweig

Le traité talmudique Sota (49b) enseigne que l’époque prémessianique sera le théâtre de multiples bouleversements politiques, économiques, sociaux, et théologiques, tous signes avant-coureurs de la venue de l’époque messianique. Dans la longue liste donnée par la Mishna, une phrase retient particulièrement l’attention du lecteur par son apparition inattendue. « Rabbi Eliézer le Grand enseigne: “à l’époque où l’on pourra déjà voir les traces de pas du messie qui est en train d’arriver, le visage de la génération sera celui d’un chien”. »

Que signifie ce « visage de chien » ? Comment faut-il l’entendre? Il semble évident que dans le contexte de la Mishna cette expression possède une signification négative. Mais comment le mot « chien » peut-il s’entendre de manière négative ?
Le chien n’est-il pas signe de fidélité ?
Ne relève-t-il pas du « cœur » ?
Kélèv, « chien », en effet, ne se lit-il pas Ke-lèv, « comme le cœur » ? Le chien biblique n’est-il pas ce héros de la sortie d’Égypte, celui qui n’a pas aboyé en cette nuit de libération, laissant tout un peuple, par son silence précieux, s’échapper de plusieurs siècles d’oppression et d’esclavage ?
N’est-il pas dès lors la figure à jamais associée à la liberté, à la frontière entre le monde de l’esclavage et celui de la liberté ?
Sans doute faut-il comprendre que le « chien » possède plusieurs significations qui peuvent s’opposer, voire se contredire. Il y aurait le « chien héros de la libération et de la liberté » et le « chien annonciateur de l’époque messianique », celui qui fait « une drôle de tête » si l’on peut dire !
Mais que signifie précisément « cette drôle de tête » ? Qu’est-ce qu’une génération à visage de chien ?

Pour répondre à cette question je propose de faire un petit voyage au cœur de l’œuvre de Kafka en regard de la philosophie de Rosenzweig et de sa grande œuvre intitulée L’Étoile de la Rédemption1 . Je m’appuierai particulièrement sur deux auteurs qui ont réfléchi à la question messianique qu’ils ont tous deux abordée à partir des concepts de Rédemption et d’Utopie qui se trouve au cœur de L’Étoile. Deux auteurs qui croisent ces deux termes et qui se croisent à partir de ces deux termes: Michaël Löwy, à qui l’on doit un livre intitulé Rédemption et utopie 2 et Stéphane Moses, qui nous offre un chapitre intitulé “Utopie et Rédemption 3 ” au cœur de son grand et beau livre intitulé L’Ange de l’histoire 4.

Dans un aphorisme daté du 30 novembre 1917, Kafka écrit :
« Le Messie viendra dès l’instant où l’individualisme le plus déréglé sera possible dans la foi (der zügelloseste Individualismus des Glaubens) – où il ne se trouvera personne pour détruire cette possibilité et personne pour tolérer cette destruction, c’est-à-dire quand les tombes s’ouvriront ».
Cet aphorisme est souvent cité de manière tronquée, car il se poursuit par ces phrases :
« C’est peut-être aussi la doctrine chrétienne tant dans sa manière réelle de montrer l’exemple qui doit être suivi, un exemple individualiste, que dans sa manière symbolique de montrer la résurrection du médiateur en tout individu.5 »
Réflexion sur le messianisme qui est complétée dans une seconde notation datant du 4 décembre 1917 :
« Le Messie ne viendra que lorsqu’il ne sera plus nécessaire, il ne viendra qu’un jour après son arrivée, il ne viendra pas au dernier, mais au tout dernier jour. 6 » Ces aphorismes garderont sans doute leur énigmaticité à jamais, mais il n’est pas impossible d’en cerner quelques significations. C’est ce que tente de faire Michaël Löwy 7 en convoquant les amis de Kafka dont leurs œuvres éclairent un aspect de ces aphorismes. Tout d’abord Hugo Bergmann, l’ami de classe de Kafka qui écrit, dans un article de 1913 8:
« Comme être moral, l’être humain est son propre créateur (Selbstschöpfer), comme nous l’apprend explicitement le Talmud (Sanhedrin 99b). Et voici – dans le langage du Zohar (I, 9b, 10a) – la tâche de l’être humain: ne plus être une citerne, simple récipient d’une eau étrangère, mais devenir une source, qui fait jaillir sa propre eau ».
Ce que commente Löwy :
« Ce qui distingue, dans le judaïsme, l’être humain du monde des objets, c’est précisément la liberté, la libre décision, la capacité de se libérer du réseau des conditionnements, de répondre non aux contraintes. Pour la conception juive, l’être humain est à la fois créature et créateur. Il est seulement créature quand il doit être, comme une chose, mû par une force extérieure; créateur, quand, en se libérant de la chaîne des nécessités étrangères, il s’élève librement à l’action éthique.9 »
Une forme de « religion de la liberté » que l’on trouve, poursuit Michaël Löwy, chez Felix Weltsch et fortement chez Buber :
« Le judaïsme est une Religion de la liberté, une religion qui croit à la possibilité métaphysique, “magique” même, de l’intervention de la libre volonté dans le monde ».

Ainsi le messianisme kafkaïen n’est pas l’attente d’un temps qui viendra plus tard, n’est pas, écrit Stéphane Moses commentant Rosenzweig, « une utopie comprise comme un terme idéal d’un mouvement sans fin vers un but impossible à atteindre, un terme idéal toujours repoussé, ou qui pourrait arriver un jour comme une fin de l’Histoire où le progrès serait arrivé à ses ultime possibilités10 »
Kafka, tout comme Rosenzweig, n’aspire pas à ce messianisme utopique « qui se contenterait d’un progrès illimité, d’une tâche infinie qui n’aboutit jamais. À la métaphore du chemin sans fin, qui nous rapproche indéfiniment d’un but qui ne cesse de s’éloigner de nous, il existe une espérance humaine portée par la conviction spontanée que le monde peut être régénéré ici et maintenant 11 ». C’est le sens même de la Rédemption, Gueoula en hébreu. Que l’on peut aussi traduire par « délivrance ».
Au messianisme utopique où l’homme attend « sagement », « sage comme une image », une époque qui viendra plus tard, une époque où les souffrances des hommes cesseront, où le monde connaîtra la « paix éternelle » selon la formule de Kant12, Kafka semble opposer un messianisme de la Rédemption qui est le fait de se lancer dans l’action, ici et maintenant, qui est le fait d’oser, de risquer, de tenter !

La Rédemption messianique, c’est refuser la peur et l’angoisse, c’est chercher à voir « la vie en ose13 » comme disait avec un humour profondément philosophique Marcel Duchamp qui avait choisi de s’appeler Rrose Sélavy, nom que j’ai interprété comme « Erre, air, respire un bon coup, ose, c’est la vie! 14 ».
La Rédemption est dans l’acte qu’ose chaque homme. Il ne s’agit donc pas d’attendre le messie, ce qui mène au quiétisme et à l’inaction mais de ne pas l’attendre en s’engageant dans l’action, qu’elle réussisse ou pas, engagement qui est le messianisme même. Ainsi, à l’attente messianique en lien avec sa conception utopique s’oppose l’impatience messianique de la Rédemption.
« L’attente de la Rédemption (son impatience active) s’oppose donc à l’utopie comme l’espoir de voir surgir soudain un monde radicalement nouveau, s’oppose au lent chemin sur la route fastidieuse du temps.15 »

Cette compréhension du « messianisme comme Rédemption » opposé au « messianisme comme Utopie » permet d’éclairer selon Michaël Löwy, et je le suis dans ses analyses, l’un des textes les plus célèbres et mystérieux de Kafka, intitulé Devant la porte de la Loi en français, ou plus précisément Devant la Loi puisqu’en allemand il s’intitule Vor dem Gesetz, le mot « porte » n’y apparaissant pas.

Le texte est connu, en voici le début dans une traduction de Laurent Margantin.
Devant la Loi, il y a un gardien. Un homme de la campagne arrive devant ce gardien et le prie de le laisser entrer dans la Loi. Mais le gardien dit qu’il ne peut le laisser entrer maintenant. L’homme réfléchit et lui demande s’il pourra entrer plus tard alors. « C’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant ». La porte de la Loi étant ouverte comme toujours, et le gardien s’étant mis sur le côté, l’homme se penche afin de voir l’intérieur de l’autre côté de la porte. Le gardien le remarque et se met à rire, avant de lui dire: « Si cela t’attire tant, essaye donc d’entrer alors que je te l’ai interdit. Mais pense à cela: je suis puissant. Et je ne suis que le gardien tout en bas de l’échelle. Dans chaque salle il y a un gardien, l’un plus puissant que l’autre. Même moi je ne peux pas soutenir le regard du troisième. » L’homme de la campagne ne s’attendait pas à de telles difficultés; la Loi doit pourtant être accessible à chacun et à chaque instant, pense-t-il, mais maintenant qu’il regarde plus attentivement le gardien dans son manteau de fourrure, son grand nez pointu, sa barbe noire et mince de Tartare, il décide d’attendre quand même qu’on lui permette d’entrer…

Attente interminable qui se terminera par le fait que l’homme de la campagne n’entrera jamais dans la Loi. Et voici la fin du texte :
« Le gardien se rend compte que l’homme approche déjà de sa fin, et, afin que l’autre à l’ouïe évanescente l’entende encore, il lui crie: “Personne d’autre que toi ne pouvait obtenir la permission d’entrer ici, car cette entrée n’était destinée qu’à toi. Je m’en vais à présent et je ferme la porte”. »

C’est, selon Michaël Löwy, Felix Weltsch qui, dès 1927 en donne une interprétation lumineuse: « l’homme de la campagne a échoué parce qu’il n’a pas voulu prendre le chemin vers la Loi en traversant cette porte sans autorisation. »
« En d’autres termes, poursuit Michaël Löwy qui s’appuie sur plusieurs autres interprètes de ce texte, l’homme de la campagne s’est laissé intimider. Ce n’est pas la force qui l’a empêché d’entrer, mais la peur, le manque de confiance en soi, la fausse obéissance à l’autorité, la passivité soumise. S’il est perdu, c’est “parce qu’il n’ose pas placer sa loi personnelle au-dessus des tabous collectifs dont le gardien personnifie la tyrannie”. La raison profonde pour laquelle l’homme n’a pas franchi la barrière vers la Loi et vers la vie, c’est la peur, l’hésitation, le manque de hardiesse. L’Angst de celui qui implore le droit d’entrer, c’est précisément ce qui donne au gardien la force de lui barrer la route.16 »

Les commentaires de Löwy apportent un autre élément absolument passionnant dans la compréhension de l’œuvre de Kafka et qui nous permet de résoudre l’énigme talmudique proposée au début de cet article. Il convoque la présence très surprenante de l’expression qui clôt le texte du Procès: Wie ein Hund! « Comme un chien ! »
« Mais l’un des deux messieurs venait de le saisir à la gorge; l’autre lui enfonça le couteau dans le cœur et l’y retourna par deux fois. Les yeux mourants. K. vit encore les deux messieurs penchés tout près de son visage qui observaient le dénouement joue contre joue. Wie ein Hund! “Comme un chien!” dit-il, et c’était comme si la honte dût lui survivre. »

Ce « comme un chien ! » a fait couler beaucoup d’encre. Mais voici une interprétation éclairante :
« Dans Le Procès, écrit Michaël Löwy, Joseph K se laisse lui aussi intimider. D’abord au début du roman, où, inquiet de la réaction des inspecteurs, il finit par se résigner à “attendre la solution moins incertaine que le cours naturel des choses amènerait nécessairement”. Or, ce “cours naturel des choses” nous le connaissons: c’est l’exécution de Joseph K. à la fin de son parcours dans les labyrinthes de la procédure judiciaire. Là où, encore, plutôt que de résister à ses bourreaux, il se prête avec “complaisance” à leur infâme besogne et finit donc par mourir “comme un chien”. »

Ainsi, le « chien » constitue chez Kafka une catégorie éthique – sinon métaphysique: est décrit ainsi celui qui se soumet servilement aux autorités, quelles qu’elles soient. Le commerçant Block agenouillé aux pieds de l’avocat est un exemple typique: « Ce n’était plus là un client, c’était le chien de l’avocat. Si celui-ci lui avait commandé d’entrer sous le lit en rampant et d’y aboyer comme du fond d’une niche, il l’aurait fait avec plaisir ». La honte qui doit survivre à Joseph K. (dernier mot du Procès), est celle d’être mort comme un chien, en se soumettant avec complaisance à ses bourreaux. L’homme de la campagne de la légende n’est pas décrit explicitement comme un chien, mais cette image est fortement suggérée par la dégradation de son comportement: il ne parle plus, il grogne, et il ne s’adresse plus au gardien mais aux puces de son col de fourrure.
« Le gardien de la porte, comme les juges du procès, les fonctionnaires du château ou les commandants de la colonie ne représentent en rien, aux yeux de Kafka, la divinité (ou ses serviteurs, anges, messagers, etc.). Ils sont précisément les représentants du monde de la non-liberté, de la non-rédemption, le monde étouffant dont Dieu s’est retiré, les fonctionnaires de la nécessité. »

Dès lors, l’œuvre de Kafka peut se lire en creux. Le héros kafkaïen invite non pas à suivre son exemple mais à se révolter, à devenir « le capitaine de son âme », à sortir du tragique pour entrer dans le drame, celui de « l’impatience messianique » qui ouvre à la Rédemption! Une rédemption sans chaos et sans antéchrist, une rédemption par l’éthique de la liberté et de de la reconnaissance de l’autre, dans et par sa différence.
Je vous en prie, ne faites pas cette « drôle de tête » !

1 Paru en 1921. Si le mot « Rédemption » apparaît un très grand nombre de fois dans cet ouvrage, le mot « Utopie » n’y apparaît qu’une seule fois dans le paragraphe intitulé Die Welt des Gesetzes, ce qui prend tout son sens, peut-être de manière inconsciente chez Rosenzweig, dans le contexte d’une analyse du texte de Kafka intitulé Vor dem Gesetz. L’étoile de la Rédemption paraît en 1921, Kafka meurt en 1924 et le texte Vor dem Gesetz paraît en 1915.
2 Michaël Löwy, Rédemption et utopie, Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Sociologie d’aujourd’hui, PUF, 1988.
3 Chapitre 3.
4 Stéphane Moses, L’Ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Seuil, 1992. Deux penseurs qui s’estiment mutuellement comme en témoigne par exemple la recension que fit Michaël Löwy en 1992 du livre de Stéphane Moses dans les Archives de sciences sociales des religions, Année 1992. Volume 78 Numéro 1 pp. 249-250. Recension qui se conclut par cette phrase : « Cet essai de S. Moses mérite une place à part, non seulement comme une des meilleures interprétations jusqu’ici de l’œuvre des trois grands penseurs juifs de culture allemande, mais aussi comme une remarquable contribution au renouveau de la réflexion sur les liens entre religion, histoire et politique. »
5 Franz Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, Gallimard, 1957, traduction Marthe Robert, p. 81-82.
6 ibid.
7 Dans son livre Rédemption et utopie. Voir note 3 ; et dans un article intitulé « Devant la Loi : le judaïsme subversif de Franz Kafka », Paru dans Raisons politiques, 2 002/4 (n o 8). Article repris en partie mais dans une démonstration différente dans son déroulé in « La Religion de la Liberté chez Franz Kafka: contre l’autorité des gardiens de la loi », Archives de sciences sociales des religions Année 1998 Volume 101 Numéro 1 pp. 75-86. Les citations que je donne se retrouvent dans les deux articles.
8 Dans le recueil pragois Vom Judentum, un essai intitulé « La sanctification du nom » (Kiddoush Hashem).
9 Michaël Löwy, ibid.
10 Stéphane Moses, L’Ange de l’Histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Seuil, 1992, p. 75 et sq.
11 ibid.
12 ibid.
13 Marcel Duchamp, Duchamp du signe. Écrits réunis et présentés par Michel Sanouillet, Paris, Flammarion, p. 149.
14 Voir mon article, « La kabbale et l’art de faire de la bicyclette, Anselm Kiefer et la mystique juive », Catalogue de l’exposition Anselm Kiefer au Centre Pompidou, 2015.
15 Stéphane Moses, ibid., p. 79.
16 Michaël Löwy, ibid.