“LA MORT À VIF : ESSAI SUR PAUL DE TARSE”, de René Lévy

La Mort à vif : Essai sur Paul de Tarse, René Lévy, Verdier, 2020, 22 €

Le conseil lecture
de Noémie Issan-Benchimol

Reprenant et approfondissant son précédent livre, La Disgrâce du Signe, René Lévy, philosophe et talmudiste français, revient, avec La mort à vif, sur la figure et la pensée de Paul de Tarse, comme s’il fallait d’abord l’épuiser pour pouvoir ensuite s’en déprendre. Comme si avec Paul, c’était un problème contemporain, c’est- à-dire inactuel, qu’il s’agissait de poser, et précisément de ne pas résoudre. 

C’est là un des points fondamentaux de la thèse que défend René Lévy : que Paul a posé les bonnes questions, celles qui font mal, celles qui mettent en crise, mais que son erreur a été de sortir de la crise, de la résoudre, là où il fallait que la crise devienne un milieu, là où il fallait se tenir dans la crise comme on dit au yoga qu’il faut se tenir dans sa douleur. 

Ce qui frappe d’abord dans cette enquête philosophique et phénoménologique, c’est le talent de traducteur de René Lévy que notera toute personne qui a accès aux langues originales. Ses traductions du Midrash, de la Mishna ou du Talmud, sont à chaque fois des trouvailles qui évitent les lourdeurs du mot à mot grâce à un don pour le néologisme qui claque. Il y a aussi cette jouissance de la langue française gouailleuse qui donne aux textes anciens cités une insolente tonalité d’a-religiosité, ce qui est exactement ce qu’il faut faire quand on veut faire briller un texte sacré: lui ôter les couches de poussières que la bigoterie et la fausse pudeur ont sédimentés à sa surface.

Cette méthode n’est évidemment pas neutre, elle procède de la critique féroce que René Lévy fait du pharisien, via le Talmud, et comme pour montrer à Paul et aux pauliniens que la critique du pharisien c’est encore le pharisien lui-même qui la fait le mieux : le pharisaïsme comme risque, comme danger, comme tentation. Le pharisien comme une figure toujours à deux doigts de se transformer en son jumeau maléfique: le bigot, le faux derche, le dévot hypocrite. Quand René Lévy se fait moraliste, au sens d’un La Bruyère ou d’un La Rochefoucauld, c’est là que son livre touche au plus juste. Son analyse des sept types de pharisiens décrit dans le Talmud est ainsi un des morceaux de bravoure du livre. 

Il ne faut pas s’y tromper, ce que fait René Lévy ici, ce n’est rien moins qu’utiliser Paul comme un marionnettiste pour que sa critique interne du pharisaïsme porte encore aujourd’hui, pique encore aujourd’hui. Ce n’est pas contre Paul que René Lévy se défend et défend la pensée rabbinique de la pratique des commandements et de l’étude, de l’étude comme aiguillon permanent de la pratique des commandements, de l’étude couplée aux commandements comme seule activité salvifique possible, c’est avec Paul qu’il veut à la fois sauver et critiquer durement le pharisaïsme. 

Le livre, érudit sans pour autant s’embarrasser de trop de notes de bas de pages, ni se sentir obligé par toutes les publications sur et autour de Paul, ce qui est susceptible de prêter le flanc à une critique justifiée, respire la lutte existentielle et vitale. Il ne s’agit pas de produire une œuvre de philologue pour la science, il s’agit de défendre avec les dents et toute sa verve philosophique et conceptuelle, un mode de vie. Car Paul a gagné, historiquement s’entend. Le couple hiérarchique entre l’esprit et la lettre est devenu une des métaphores structurantes de toute la pensée occidentale. Le formalisme et le littéralisme sont devenus des quasi-synonymes de superficialité aveugle à la profondeur de l’esprit et du sentiment, de rigueur sourde à la morale, de ritualisme obsessionnel indifférent à la souffrance des hommes. 

René Lévy choisit une méthode conceptuelle et procède à un choix herméneutique : 
« Je me suis imposé une règle infrangible: lire les épîtres de Paul à la clarté de données littérales antérieures ou contemporaines. Je me suis interdit de porter son œuvre à la lumière du christianisme, qui n’existait pas encore – dans un contre-jour qui n’eût laissé voir des Épîtres que l’ombre. Aussi ai-je lu Paul au jour du judaïsme, spécialement le judaïsme pharisien. Peu m’ont importé les conditions historiques extratextuelles, quelle qu’ait été leur influence. Il fallait fixer solidement le contexte, dans le sens strict du mot: con-texte, ce qui, sous le texte, se donne avec lui; ce qui sourd sous le sol littéral ; ce qui, dans l’ombre de la lettre, demeure, et secrètement, l’accompagne – la nimbe. Il fallait déterminer quelles furent les dispositions métaphysiques du jeune Paul, les idées et les mots dont il avait usage.  »

Je n’ai rien contre ce choix là mais je me questionne sur cette primauté accordée par Lévy à la contemporanéité des textes sur les commentaires plus tardifs. Étant juif rabbinique, donc héritier des pharisiens, René Lévy, pense sans doute lui-même que la littérature rabbinique est, non seulement intéressante pour comprendre la Bible Hébraïque, mais qu’elle est en un sens, première, que postériorité historique n’implique pas secondarité conceptuelle. Je ne suis pas certaine que René Lévy apprécie un ouvrage qui ne lirait la Bible qu’en lisant les contemporains de la Bible et en mettant de côté la tradition rabbinique au motif qu’elle serait postérieure et artificielle. C’est pourtant ce qu’il fait avec Paul, en rejetant a priori les interprétations chrétiennes de Paul, comme si le dernier mot sur la vérité de Paul devait être juif. Cet exclusivisme me gêne un peu. Toutefois, il est vrai que René Lévy a sur les Chrétiens, un avantage certains. Pour ces derniers, les pharisiens sont devenus des hommes de paille honnis; pour eux, la crise est déjà résolue, elle est seulement vécue en imagination et racontée du point de vue du vainqueur. Alors que pour un juif pharisien, la crise est encore vive, actuelle. 

La lecture pharisienne des présupposés pauliniens que fait Lévy est parfois très astucieuse, quoique subversive. Ainsi, quant au problème fondamental du paulinisme, que René Lévy formule comme suit:
« La loi mosaïque, enclose en la chair de l’homme (juif) et connue de lui, a activé ses passions coupables. Elle a rendu la chair vivante, et la faute énergique. Pire, elle a fait vivante la mortalité. Puisque la loi mosaïque conspira avec elle, la chair devait mourir et les lois (mitsvot) s’abolir. Il ne devait rester que l’essence, la Loi (Torah), divine, spirituelle. Mais voilà : comment faire que la chair meure, sans entraîner la mort de l’homme ? Tel fut le problème majeur, sinon le seul, du paulinisme.  »

Il propose de caractériser la solution paulinienne par un concept de droit rabbinique, l’onénisme, qui désigne le fait d’être éploré par un mort non encore enseveli. La présence du corps du mort en attente d’enterrement met l’éploré en état de grâce, d’exemption de toutes les obligations:
« Par un effort iconographique, qu’on se représente picturalement la scène. Un effort ! « Celui dont le mort est gisant devant lui… » La pietà ! (…) pourquoi cette scène michnique du mort gisant devant soi ? Quelque chose s’y joue de primordial : le passage du régime de la loi mosaïque au règne de la grâce. Oui, s’y joue la place de vivant charnel à l’état d’onen, d’onen du Messie mort. Et la mère éplorée ? Sans doute incarne-t-elle, comme Ève, « mère de tous les vivants » (Genèse 3,20), l’humanité de tous les hommes, venus et à venir, tous éplorés et contemporains du Messie mort; tous obligés supérieurement par sa chair morte et gisante. 

Je me suis amusée à soumettre cette analyse rabbinique de l’état de grâce paulinien à des amis théologiens chrétiens, catholiques et protestants. Tous y ont réagi avec la même gêne, la même réticence à se voir peints en éplorés éternels face à un corps mort, arguant que c’était la Résurrection et non l’agonie du Christ qui comptait pour la théologie chrétienne. 

Il me semble qu’il faille prendre au sérieux cette gêne, sans pour autant écarter l’idée qu’elle pourrait bien avoir pour source la douleur de se retrouver face à un refoulé difficile à regarder pour la conscience de soi. En ce sens, le livre de René Lévy est un coup de force tout autant qu’un pied de nez à la tiédeur œcuménique de l’époque. 

L’antagonisme est trop profond pour être noyé sous un respect de façade. La dispute théologique comme seul horizon du dialogue interreligieux, c’est aussi un des effets secondaires de ce livre important.