Dans la salle d’attente

Les crêtes de mes vagues à l’âme sont d’encre, bleue, comme les traces que je porte au cœur et sous les yeux. Mon errance s’est alanguie sous le manque de sommeil. L’insomnie est une lame de fond qui charrie, de long au large, mes doutes, sans cesse recommencés. Ces écumes stériles ont achevé de me porter sur une grève isolée, précisément à l’étage sans vie d’un immeuble anonyme. À peine arrivée dans le cabinet reclus, mes pensées sont déjà attelées à la construction d’une excuse, que j’espère bientôt crédible, sésame de ma fuite, témoin de mon angoisse. Oui, car à défaut de celle d’Hamlet, ma dichotomie à moi c’est plutôt « Tu veux ou tu veux pas ? ». 

À la dérive de mon incertitude ontologique, je laisse mon regard jauger le désert qui s’offre devant lui. Elle aurait pu être une chambre d’enfant, ou un espace de goût, singulier, ostentatoire de vanité. Il n’est rien de cela, cette pièce ressemble davantage à un lieu de culte monolithique. Peut-être se matérialise-t-il là, l’orgueil du propriétaire ? Dans l’ordonnancement rigoureux de l’épuré, ni accueillant ni vraiment froid, où chaque objet épars semble avoir une place millénaire. Suis-je bien, moi aussi, à ma place ? 

Cette salle d’attente me laisse une sensation étrangère. D’habitude, elle m’évoque un endroit qui se confond patiemment avec la mort, si ce n’est, le plus souvent, une archive de magazines fanés sur lesquels le visage des célébrités vieillit et se corne avec les pages. Ici, elle me renvoie seulement à moi-même, à mes propres statu quo, et surtout, à mon indécision. Je l’entrevois, à cet instant, comme un passage liminaire entre deux mondes, du souhait et du choix, où les portes s’op- posent. L’autre ou moi; l’analyse ou l’introspection. 

Si le maître des lieux me surprend et m’invite à lui faire face, je ne pourrais le suivre les mains vides. Trêve de fleurs ou d’alcools raffinés, ici, c’est mon intimité que je devrais d’abord lui offrir: mes pensées, puis mes ressentis, mes souvenirs, enfin, mon identité. Rien ne m’appartiendra plus dès lors, et tout sera sujet à examen, comme une expérience de sortie du corps. Ainsi, opter pour la solution opposée serait le meilleur moyen de me dérober. Je m’échappe de cette antichambre: prudente, mais couarde, je me transporte vers l’altérité, dans d’exacts endroits où je n’existe pas, sur lesquels je n’ai aucune emprise, mais où je m’appartiens. Là où je me donne à ma réflexion, à ma critique, à mon entendement!… Mais évidemment, aussi, à mes limites et ma souffrance. Et peut-être alors, finalement, je me retrouverai très loin d’Autrui et de ma volonté originelle. 

Heureusement, il me reste du temps pour prendre et voter en faveur d’un parti. Alors, j’attends. Et je plonge, en moi. Impassible. Sphinx antique des souterrains interlopes, vigile en noir des pyramides, mon monde est définitivement intérieur. Tohu-bohu confiné à un assourdissant ressac, j’y navigue en synesthésie et y vois des choses que nul ne saurait croire. Pas même un réplicant. Des explosions émotionnelles en technicolor, traversées de flux d’informations ininterrompus et myriadaires, luxuriants et hostiles. Je suis un jeune en désordre, mais je n’ai que très rarement mon âge. Même si celui-ci n’attend point la valeur des années, c’est comme si le mien suivait la fréquence d’un oscilloscope, dans un intervalle irrégulier. Le plus souvent, j’ai au moins un siècle. Parfois, dans de rares moments où nous reconstruisons un ersatz d’insouciance, j’ai 5 ans, et demi. Aujourd’hui, dans cette salle d’attente, sur ce seuil entre deux mondes, j’ai le mien. 25. Avec toute sa défiance, son indifférence feinte, mais également son impatience. Ici, maintenant, celle de se retrouver, ou plus exactement de se trouver. Si nos parents nous croient, au fond, toujours des enfants, nous sommes déjà bien plus sages qu’eux à défaut d’être raisonnés. Il nous suffit de les observer un peu passifs, de se promettre de ne pas commettre leurs impairs ou leurs erreurs, et de retourner le cœur brave mener notre barque. Excepté que personne ne nous avait prévenus, plus jeunes, que nous naviguerions toujours à vue, parfois en marchant sur l’eau, le plus souvent cramponnés sur la planche gelée des dernières minutes de Titanic. 

Au fil de l’eau, dans cet espace vide du guet, je me rappelle ma grand-mère. Ainsi que mes deux parents. Trois Séfarades qui ne se ressemblent en rien, si ce n’est pour les cheveux épais et noirs. La première, et parce que sa légèreté fut rapidement distillée de sa vie puisqu’implacablement marquée de soubresauts, s’est laissée très lentement gagner par le souci. La résilience et ses excès nous transforment, petit pas par petit pas, en un être omniscient qui se perd et s’enferme dans ses méfiances. Pour cette raison, elle ne se résoudra pas à me rejoindre à la porte du psychanalyste. Comme ma mère, comme mon père. Comme de nombreux autres, que je regarde de loin – ni proche, ni totalement détachée. 

J’avance une hypothèse incertaine quand je me dis que peut-être n’ont-ils pas seulement peur de manquer de pudeur. Redouteraient-ils d’être jugés par le praticien ? Ou par eux-mêmes ? Car, finalement, celui qui écoute est un miroir, c’est mon visage sans mes traits. Nos aveux rebondissent sur lui. Et si, plutôt, c’était parce qu’on leur a toujours demandé d’être forts ? Et quand ils étaient devenus forts, on a exigé d’eux de l’être encore davantage ? Et qu’ils ont vu, chacun, leur famille souffrir, sans un mot, enfer- més dans de tristes sourires, à porter leurs propres fardeaux. Ne serait-ce pas là le vice élémentaire du premier jour ? Cette place de pilier à laquelle ils ont été rangés, ne les aurait-elle pas enfermés ? En ne connaissant que le coin, comment pourraient-ils volontairement appeler à la possibilité d’une autre île, ou du moins, courageusement, en changer: attraper les rames, même de métro, et, prendre, plutôt que les rênes, un rendez-vous. En terre inconnue d’eux- mêmes, ils seraient amenés à parler de leurs terrains minés à l’altérité, peu familière, qu’ils auraient appe- lée, peu convaincus. 

Cette histoire, c’est aussi celle de Dieu, le premier psychologue, et du judaïsme, sa salle d’attente. Au premier, nous demandons souvent « Pourquoi ? », et c’est vers lui que l’on se tourne quand le sens nous échappe, celui à qui l’on s’adresse quand on ne sait plus à qui parler. C’est dans le second, toujours hésitant et dialectique, que nous ritualisons notre attente. Temps de pause respiratoire de notre souffle, c’est dans l’interstice de deux réels que le judaïsme se trouve, pendu à deux lèvres. Celles de l’intelligible et de l’absent, de la matérialité et du doute, là où la vie elle-même se crée. Il erre lui aussi entre deux identités, comme ses sujets humains: entre la passion du clan et l’exacerbation de l’individu, entre la psychose et la névrose, mais surtout, entre le sud et l’est – se faisant toujours ainsi, une place dans la lumière, même les jours sans soleil. 

La porte s’entrouvre, le bruit de sa poignée tue ma torpeur: à meubler l’attente, j’ai remeublé tout l’immeuble. Est donc venu le moment de choisir, une seconde décisive où je peux encore m’esquiver. Alors ? « J’y vais ou j’y vais pas ? ».