Et Dieu créa l’acte manqué

Non, Jean-Jacques Goldman n’est pas le premier à avoir chanté la gloire de nos « actes manqués ». Quelques années plus tôt, en 1901 Freud dans son essai intitulé Psychopathologie de la vie quotidienne conceptualise « tous nos loupés, nos ratés, nos vrais soleils ». Il explique que ces actes singuliers ne sont pas le fruit du hasard mais ont plutôt un sens qu’il est possible de trouver dans nos désirs inconscients. 

Peut-être n’aimait-il pas nous voir culpabiliser de nos bourdes et autres oublis alors que, selon lui, ces actes manqués sont l’expression de nos croyances et de nos pensées profondes. C’est ainsi que le psychanalyste a fait de nos inconscients son obsession. Pour atteindre les tréfonds de nos esprits, il décide d’interpréter nos rêves, et d’en faire une véritable science. Ce qui est assez osé au regard de Dieu. 

En effet, on se rappelle de cet épisode de la Torah dans lequel Pharaon fait des rêves qui le troublent terriblement, où il voit d’abord sept vaches très maigres dévorer sept grosses vaches, puis dans un deuxième, sept beaux épis de blé engloutis par sept épis fanés. Il cherche alors une personne capable d’interpréter les rêves mais, Freud n’étant pas encore né, il fait sortir Joseph de prison et lui demande de lui expliquer ces histoires de vaches et d’épis. Joseph lui dit que son pays va connaître sept années d’abondance, suivies de sept années de famine tout en lui précisant que l’interprétation des rêves vient de Dieu. Joseph est donc un peu plus honnête que Freud. Mais peut-on en vouloir à quelqu’un qui trouve des explications et théorise nos ratés, nos oublis, nos lapsus oraux ou écrits voire nos fautes d’orthographe et bien d’autres actes loupés, qu’il appelle « actes manqués » pour que l’on puisse garder la tête haute ? 

Freud, avec ses histoires, place nos actes les plus banals du quotidien à une haute valeur théorique comme meilleures preuves de l’inconscient et du refoulement. « L’acte manqué » réalise un désir inconscient à notre insu. C’est un acte qui nous dépasse en somme.

Là où la pensée de Freud est singulière, c’est qu’elle se concentre sur l’action. Ce qui tombe plutôt bien car Dieu ne nous oblige pas à croire mais bien à agir. La Torah est donc avant toute chose une théologie de l’action. Dès lors, malgré nos failles et autres faiblesses, il nous faut nous dépasser pour mettre notre pensée en action. Oui, seulement voilà, si dans nos pensées se cachent d’autres pensées issues de l’inconscient, il y aura inévitablement parmi nos actes une part d’actes manqués, d’actes irrésistibles que nous n’avions pas prévus mais qui se produisent « malgré nous ». 

LÀ OÙ LA PENSÉE DE FREUD EST SINGULIÈRE, C’EST QU’ELLE SE CONCENTRE SUR L’ACTION.

Alors, que dit Dieu de nos actes manqués, de nos agissements qui révèlent nos pensées intimes, inconscientes, celles qu’on ne maîtrise pas mais qui pourtant produisent des effets ?  

Ainsi, l’épisode durant lequel Sarah éclate de rire à l’intérieur de sa tente lorsqu’elle entend un visiteur, qui ne l’a pas vue, donc qui ne sait pas qu’elle est vieille, annoncer à Abraham qu’elle aura un enfant. Son rire est explosif, irrésistible, non prémédité. C’est un acte que Sarah n’a pas contrôlé, qui révèle sa croyance profonde qu’elle n’aura pas d’enfants. Ce rire est un acte manqué. Mais pour Dieu  « qui rira, verra » et il donne à Sarah un fils Isaac, littéralement « il rira ». 

C’est par des actes qu’il ne manque pas que Dieu répond à l’inconscient de Sarah. En réponse à nos actes manqués, Dieu révèle son existence par des réponses concrètes. On pourrait presque dire que l’acte manqué ici provoque Dieu, le poussant à intervenir lorsque nos croyances inconscientes nous détournent de lui, nous poussant à faire des actes « à côté ». 

Or Dieu a plutôt des rêves pour le peuple d’Israël, des rêves d’amour, de compréhension, d’élévation et de justice. C’est d’ailleurs parce que Dieu a des rêves qu’Il peut interpréter les nôtres, comme Freud avait les siens! Dès lors, si Dieu a des rêves, c’est bien qu’Il a un inconscient qui peut aussi lui faire faire des actes manqués. 

Par exemple, lorsque les descendants de Noé commencent à peupler la terre, ils parlent tous la même langue. Ils apprennent à fabriquer des briques avec de l’argile, leur donnant un sentiment de puissance. C’est alors qu’ils envisagent de construire la ville de Babel et, en son centre, une tour pouvant s’élever jusqu’au ciel. Dieu considère que cette entreprise est démesurée et décide d’y mettre un terme en semant la confusion dans le langage de ces bâtisseurs. Les êtres humains se mettent à parler des langues différentes et, ne se comprenant plus, ils abandonnent la construction de la tour. 

« Après la tour, la route » aurait dit Lacan. Les hommes se dispersent à travers le monde, se regroupant selon leur langue, fondant alors des villes à dimensions humaines. Dieu ne semble pas fâché à cause de la construction, mais du fait que les hommes soient toujours à la limite de se prendre pour Lui. Dieu a voulu punir les hommes en provoquant l’impossibilité de se comprendre et de communiquer mais ici se cache peut-être un acte manqué de Dieu. 
Certes, au premier abord, c’est une punition: la construction de la Tour s’arrête puisque les hommes ne peuvent plus s’entendre. Et si, dans un second temps, cette punition répondait à l’inconscient de Dieu, à son rêve de nous voir progresser ? Cette sanction de la diversité des langues, des cultures, des modes de vie, de pensée est une source de frustration, créant par ricochet l’envie de comprendre l’autre, de vivre de concert malgré les différences. Dieu a donc peut-être fait un acte (punir, diviser) qui, en réalité, le dépasse pour nourrir son désir inconscient (nous faire progresser). 

L’acte manqué enlève tout filtre à la pensée. Ironie du concept: l’acte manqué peut aussi être un non – acte, une absence de faire, une inaction révélatrice. L’inaction devient un fait qui offre une information importante. 
Par exemple, lorsque le sixième jour Dieu crée les animaux terrestres, puis Adam, le premier homme, à partir de la poussière du sol, puis l’installe dans le jardin d’Éden, Dieu confie le soin à Adam de nommer les animaux. Adam voit que tous les animaux forment des couples alors que lui est tout seul. Dieu, évidemment, a su rattraper l’affaire en créant une femme à partir du côté d’Adam. La femme, donc, a été créée en réponse à un acte manqué. 

« Tout acte manqué est un discours réussi », disait Lacan. La preuve c’est qu’Adam doit prendre la parole et faire entendre son manque pour que Dieu crée sa compagne. Dès lors, en créant la femme sur la volonté expresse d’Adam, on peut considérer que l’acte manqué de Dieu a atteint son objectif, de voir le désir profond d’Adam s’exprimer. 

Avec les travaux de Freud, nous pouvons donc tenter de décrypter l’inconscient même du divin pour aller à la source de la Genèse et fouiller au début du commencement. Grâce à Freud, en effet, Dieu nous fait comprendre que Lui-même a des pensées, des désirs intimes qui apparaissent par des actes manqués encore plus fondamentaux que tous les discours.

Puisque l’acte manqué porte en lui une révélation, et puisque la révélation est Dieu, Dieu serait-il lui-même un acte manqué ? J’en parlerai à mon psychanalyste, même si je l’imagine déjà me dire « Pourquoi dites- vous cela ? Pouvez-vous développer ? ». Il est lacanien c’est pour ça. 

Une chose est sûre: les analyses de Freud démontrent que le soi-disant « raté » est toujours l’expression ou le présage d’une réussite, un « mal pour un bien » ou un mâle pour un bien dans le contexte de la création. 

C’est ainsi que, dans le récit de la Genèse, nous avons oublié de raconter cette étape importante où Dieu créa l’acte manqué, puis la femme… sacrée réussite, le divan et l’origine du monde à la fois.