ABSALOM, FILS DE DAVID

« Oh! Sinnerman, where you gonna run to ? »
Oh, pécheur, où donc vas-tu fuir ?

C’est là qu’il cessa d’être invincible à mes yeux.
Lui si brave face à ses ennemis.
Lui dont j’avais appris les hauts faits dès mon plus jeune âge, qui de ses mains avait tué
Goliath dans la Vallée d’Elah, lui le vainqueur des Amalécites et des Ammonites, et de toute la Maison de Shaoul.
Il faisait régner la Loi d’Elohim d’une main de fer. Était mis à mort celui qui enfreignait le repos du Septième Jour, qui couchait avec la femme de son voisin ou livrait sa chair aux abominations. Et qui versait le sang de l’homme, par l’homme son sang était versé. Nulle prostitution, nulle iniquité : David jugeait le peuple et chacun le craignait.
Ce jour-là, pourtant, je le sus vulnérable.

« Tu sais ce qu’Amnon a fait à ma sœur.
– Je l’ai appris, oui.
– C’est bien. Et moi, tu sais ce que j’ai appris ?
– Dis-le-moi.
– Que tu n’as rien dit à ton chien de fils. Rien. Ni à Tamar d’ailleurs, ta fille. Quel est ton parti ? »

Il fit sortir le Nubien qui lui servait à boire avant de me répondre. Un peu de lumière se jouait dans le lin de sa tunique, le soleil se levait à peine.

« Amnon est mon fils… Et Tamar, Tamar est ma fille », articula-t-il après un silence de quelques instants. Il semblait fixer un point sur la terrasse ou, au-delà, vers la piscine en contrebas : à aucun moment il n’osa soutenir mon regard.
« Je suis juste. Je n’ai jamais condamné un homme sur la foi d’un seul témoin. Et même de deux. À plus forte raison dois-je me montrer prudent pour ma propre maison.
– À qui vas-tu faire croire ça ? À Jérusalem, des hommes se font lapider pour moins que ça, et tu le sais ! Pourquoi laisser Amnon en vie ? Un fornicateur ? Un incestueux ?
– C’est plus compliqué que ça, mon fils. Abraham avait épousé la fille de son père. » 

Comme j’élevai à nouveau la voix face à son misérable légalisme, il s’écria : 
« Et d’ailleurs, qui t’a fait juge, toi ? Tu n’es même pas témoin de ce qui s’est passé. Tu ne sais rien de cette histoire, rien que ce que ta sœur t’en a dit. 
– Ma sœur, oui, qui est ta fille comme tu l’as dit toi-même, et qu’il a sacrifiée à ses désirs de brute… Mais j’oubliais que la parole d’une femme ne valait rien à tes oreilles. 
– Tu n’y es pas. C’est juste qu’il me faut savoir, et qu’en l’occurrence on ne peut rien savoir. Tu condamnerais un homme, ton propre frère, à mort ? Ça n’est pas ainsi que l’on agit en Israël. Pas dans ces conditions. 
– Mon cher père, mon roi… En Israël, on ne couche pas avec sa sœur, et il n’y a pas d’Abraham qui tienne. Tu sais très bien, du reste, que ça n’est pas autre chose qu’un viol. Tamar était terrorisée. Et lui a mûri cette saloperie depuis des semaines, conseillé par Yonadav, un débauché à qui seul son statut de prince a fait jusqu’à présent éviter d’être exécuté. Apparemment, il en sera de même d’Amnon. Et tu parles d’être juste… » 

Cette fois, comme il posait ses yeux sur moi, ses lèvres tremblaient. Je pense qu’il aurait pu me frapper. J’allais partir quand je prononçai ces mots, les derniers avant longtemps : 
« Tu peux te mentir si tu veux, mais ne me mens pas, pas à moi. » 

Sur le moment, j’avais honte de sa lâcheté. Mon monde s’effondrait une deuxième fois : lorsque ma sœur était venue chez moi, en larmes et criant son désespoir, la cendre sur le visage et sa tunique déchirée, j’avais voulu mourir. Désormais, je ne voulais plus que tuer, j’aurais brûlé ce qui restait d’univers. 
J’attendis deux ans, après lesquels j’invitai tous mes frères à la fête que je donnais pour la tonte de mes troupeaux. Je n’avais rien dit à Amnon mais j’avais prévu que mon père se récrierait. 
« Si toi, tu ne peux pas venir, envoie au moins Amnon. Je crois qu’il m’est à nouveau possible de le voir et que cela vaudrait d’ailleurs mieux pour tout le monde. »

 Pressentait-il quelque chose ? Il refusa d’abord, puis finit par accepter. 
Avant le début des farandoles, je dis à trois serviteurs de guetter le moment où il serait ivre, et de le mettre à mort. « N’ayez pas peur! C’est moi qui vous le commande, non ? Soyez forts ! Montrez-vous braves ! » 

Ils craignaient pour leur vie en s’attaquant à l’un des fils du roi. Pour moi, je ne voulais rien risquer pour ce chien, je trouvais injuste d’aller en prison pour lui, mais quand j’ai entendu son râle, je n’ai pas résisté. Je suis venu le voir se débattre comme un nouveau-né dans son sang, je l’ai regardé droit dans les yeux et pendant qu’il balbutiait, je me suis baissé vers lui, je lui ai montré ce que j’avais en main : c’était la tunique de vierge qu’elle portait le jour du viol. Je sais, je sais qu’il l’a reconnue. 

Je ne lui ai pas donné le coup de grâce : il est mort des blessures que lui avaient infligées les trois hommes – après une lente agonie, et il était bien laid à voir pendant qu’il se vidait. 

J’ai dû fuir. Mon père, qui n’avait pas levé le petit doigt contre le violeur de sa fille, m’aurait jeté en prison pour avoir fait ce que chacun aurait fait à ma place. Après trois ans, je suis revenu, j’ai pu paraître au palais, je me suis prosterné à ses pieds, il m’a embrassé. Alors je l’ai haï. Oui, j’ai voulu le voir mourir, lui aussi. 

Aujourd’hui je le sais : Amnon n’avait été qu’un prétexte. Certains ont dit que j’étais jaloux, que j’avais moi aussi désiré Tamar. Je n’en sais rien mais je crois que la vérité est autre. Plus vieille était ma haine. Elle était sauvage. Irrémédiable. Et lui, je l’ai haï d’être mon père et d’avoir couché avec ma mère comme Amnon avec ma sœur. 

Après cela, j’ai fait, comme on dit, de la politique. Contre lui, contre le roi, et le peuple m’a suivi, car nombreux étaient ceux qui connaissaient désormais son incurie. « Écoute, disais-je à ceux qui venaient m’exposer leurs griefs, tes paroles sont impeccables, mais on ne va pas t’écouter chez le roi. » Et c’est ainsi que je me suis constitué un parti, c’est ainsi qu’on m’a aimé. Et pourtant, je ne savais pas pourquoi je faisais tout ça, au fond je ne comprenais pas la force qui me portait. 

Quand, au cœur de la guerre qui fit rage ensuite, j’ai couché avec ses femmes, quelqu’un m’a dit, peut-être était- ce Ahitofel : « Maintenant, tu sais. » Mais moi, j’ai répondu : « Non. C’est encore autre chose. » Je les ai toutes connues, sans bonheur, c’était presque un rite dont je devais m’acquitter afin de mériter mon couronnement. Ça l’était même complètement. 
Ce furent de tristes amours. 

Je mourrai demain et mon père me pleurera. Il me pleurera comme il pleura mon frère lorsque je lui eus fait payer son crime. Il me pleurera malgré tout le mal que je lui ai fait. C’est d’ailleurs peut-être pour mettre son amour de père à l’épreuve que j’ai agi de la sorte. En un sens alors, j’ai réussi. 
Les frères se haïssent et se font la guerre, c’est vrai partout. Le fils et le père se parlent de part et d’autre de ce lit, qui à chacun d’eux fait horreur, voilà aussi quelque chose que chacun sait. Et moi, je fus un jouet, le jouet minable d’un dieu colérique et rancunier. 

Comme tout fils à vrai dire. 

Les dieux sont altérés, toujours, et le sang d’Isaac, ce fils parmi les fils, n’a pas étanché la soif du nôtre.