Freud au mahJ : du regard à l’écoute

GRAND ENTRETIEN PAR BRIGITTE SION

JEAN CLAIR COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION FREUD AU MAHJ

Comment avez-vous accueilli la proposition de monter une exposition sur Freud ?
Comme une heureuse surprise, parce que cela me permettait de confirmer un parcours commencé très tôt. Je suis regardé comme un conservateur du patrimoine, un historien de l’art, un écrivain, mais mes assises ont en fait toujours été la psychanalyse… Je rends ici hommage à des gens aujourd’hui oubliés comme Laurette Ullmo-Dreyfus, qui venait d’un petit milieu juif alsacien auquel appartenait Claude Lévi-Strauss, un passage entre le monde germanique et le monde français, particulièrement dans le cas du freudisme, et qui m’a, très tôt, dès les années cinquante, profondément marqué. Dans les expositions que j’ai été amené à faire, Freud a toujours été central: dans « Vienne, l’Apocalypse joyeuse », qui a tellement scandalisé la critique française, dans « L’Âme au corps », avec Jean-Pierre Changeux, dans « Mélancolie » où était abordée la naissance de la psychiatrie… La proposition du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme me permet d’aborder Freud de manière différente. 

De quelle manière ? 
En quoi la psychanalyse est-elle ou non une science juive? En quoi Freud est-il resté juif ou non – non pratiquant mais proche de la judaïté, n’ayant jamais renié ni son père, ni la Torah et encore moins le Talmud ? Il appartenait à une génération, celle de la fin du XIXe siècle, dont l’idéal demeurait l’assimilation et les Lumières de la Haskalah. S’il a longuement correspondu avec Herzl, il est resté étranger à l’idéal sioniste. L’exposition permet de montrer la fidélité à la judaïté chez Freud et la manière dont elle s’est exprimée, malgré son insistance à dire qu’il était « matérialiste » et que la psychanalyse n’était pas « une science juive ».
Freud évoque l’antisémitisme dans sa correspondance, mais cela ne l’inquiète pas comme cela inquiétera la génération suivante. Il n’imagine pas que l’on puisse être antisémite au sens où les Nazis le seront, et ne comprend pas le sens des bûchers de livres de 1933. Il quitte Vienne à l’extrême limite en 1939, parce que Marie Bonaparte lui intime de se réfugier à Londres. L’Institut de Psychanalyse sera entre-temps dissous et remplacé par un Institut allemand de psychanalyse, avec un certain Goering, frère de l’autre, à sa tête. Les sœurs de Freud mourront dans les camps nazis.

Le deuxième axe de l’exposition, c’est le Freud neurologue… 
Oui, les origines scientifiques, rigoureuses, matérialistes de l’analyse freudienne semblent avoir été négligées. Pendant vingt ans, Freud est un neurologue, un biologiste qui réalise des études et des travaux qui le mettent au niveau des très grands neurologues de l’époque. L’exposition montre le sérieux scientifique de sa démarche. La fortune critique de Freud en France est hélas venue surtout des Surréalistes, et plus généralement d’un engouement littéraire et poétique qui a biaisé le contenu de la psychanalyse. Or Freud est moins un homme de la première moitié du XXe siècle qu’un homme de la fin du XIXe. Au fond, Freud était plus vieux que Proust et il était le contemporain de Maupassant. C’était un homme dont les représentations littéraires et artistiques restaient celles du symbolisme ou du naturalisme des années 1880, pas celles de l’avant-garde des années 1920. Il ne connaît guère Klimt, Schiele, ou Kokoschka, ses compatriotes et contemporains Beaucoup plus les Nazaréens et Böcklin… 

Quand Freud vient à paris, en 1885, c’est en tant que scientifique qui va assister aux leçons de Charcot. 
Freud entre là dans un pandémonium visuel, le Grand-Guignol de la Salpêtrière avec notamment les leçons du mardi de Charcot. Lorsque le soir, Freud allait voir Sarah Bernhardt jouer Cléopâtre ou Yvette Guilbert chanter, il ne changeait pas tellement de milieu ni de registre. Freud admire Charcot, un visuel de génie, qui explique tout par des dessins. Il estimera plus tard, en réaction à ce magasin des images, que ce n’est pas en établissant un vocabulaire des postures que l’on  comprendra ce qui se passe dans la tête de ces malheureux. Il est plus intrigué par l’hypnose, par l’arrêt cataleptique, par l’immobilité, dans le silence d’un cabinet. Le grand passage, c’est celui du monde de l’image à celui de la parole, du monde du visuel à celui de l’écoute. Nous avons la chance extraordinaire d’avoir obtenu des images et des objets que l’on verra pour la première fois, par exemple le fameux tableau de Brouillet, La Leçon de Charcot à la Salpêtrière, prêté par le Musée de l’Histoire de la Médecine, toute une série de dessins et de photos de femmes hystérisées prêtée par l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Il y a aussi le baquet de Mesmer, prêté par Lyon. Dans cette salle, on découvre l’image d’un asile de fous – ou de folles, dans les années quatre-vingts. 

En quoi, alors, la psychanalyse peut-elle être une science juive ? 
Le passage des images à la parole, la priorité donnée à l’écoute; la façon même de relire, de réinterpréter perpétuellement, de donner des sens à un mot: tout cela ressemble singulièrement à une sagesse talmudique vers laquelle il est revenu à la fin de sa vie. C’est ce qui fait que la psychanalyse est très proche d’une certaine spiritualité juive et d’une certaine façon de lire, d’écouter et d’interpréter les mots. La psychanalyse est un retrait en faveur du silence et de l’écoute. Ce retrait de l’image et du visuel est souligné par une chose sur laquelle on n’insiste pas assez: l’analyste ne doit pas être vu ni regardé par l’analysé. Et l’analysé n’a pas à voir le visage de son analyste. Très souvent, au cinéma par exemple, on voit le fauteuil du psychanalyste sur le flanc du divan. Non! Le fauteuil était derrière, à la tête du divan. On ne voit pas le visage de Dieu! Moïse se voile la face devant le buisson-ardent. Dieu ne peut être figuré mais il peut être entendu. Il a une voix, mais pas de visage. D’une certaine façon, la psychanalyse répète ce mécanisme. 

La psychanalyse se base sur les mots. N’est-il pas paradoxal de monter une exposition avec 200 œuvres d’art et objets ? 
Freud vit dans un univers bourré d’images comme l’étaient les intérieurs biedermeier et, singulièrement, viennois, de la fin du XIXe siècle. Ces intérieurs sont de petits musées où chaque centimètre carré est occupé par un tableau, une sculpture ou un bibelot. C’est un homme fasciné par l’image, très longtemps. Dans l’exposition, j’ai tenté de montrer les trois chapitres successifs de son rapport à l’image: quand il est neurologue, l’image est une tentative d’explication du fonctionnement du cerveau: il multiplie les schémas, diagrammes et représentations chiffrées de ce qu’il croit être la circulation des flux nerveux. Deuxième étape: la collection d’antiques. Il collectionne, comme les gens de son époque dans les milieux cultivés, mais avec l’idée que toutes  ces figurines égyptiennes, grecques et romaines parlent toujours de la même chose, dévoilent les soubassements psychiques de l’individu, à travers les mêmes figures de l’effroi, de l’épouvante, de la séduction, du meurtre du père, de l’inceste, etc. Dans ces figurines, il cherche la confirmation qu’à travers les âges, ce sont toujours les mêmes mythes qui hantent le psychisme humain. La troisième étape, ce sont des images, ni scientifiques ni mythologiques, mais simplement esthétiques. Il reste fasciné par l’art, la peinture, la sculpture, en dehors de toute interprétation scientifique ou psychanalytique, mais il est désemparé. Il ne comprend pas et, quand il essaie, il se trompe, par exemple dans ses analyses du prétendu vautour chez Léonard de Vinci ou du Moïse de Michel- Ange, etc. Il le reconnaît lui-même en disant que « c’est sur la Beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire… ». Pourtant, il s’entoure d’analystes qui vont jeter les bases d’une nouvelle approche de l’art: Ernst Kris, qui étudie le premier les sculptures de Messerschmitt et y découvre les symptômes de la schizophrénie; Karl Abraham qui s’intéresse à la série de tableaux intitulés Les mauvaises Mères du peintre italien Segantini. Ce sont les premiers travaux d’histoire de l’art qui s’éloignent de l’étude formelle des œuvres. En cela, Freud ouvre aussi une voie, vers Warburg.
Freud prend cependant conscience que les agencements de mots, que l’usage du vocabulaire et de la syntaxe nous en disent autant, et peut-être davantage que les images. Les mots, mieux que les images, trahissent la complexité du psychisme. C’est pour cela qu’il se méfie des surréalistes: il trouve cela très pauvre et très bête par rapport à la subtilité de la matière dont il traite. J’ai quand même montré des œuvres surréalistes qui se voulaient proches des théories freudiennes: le visage du père castrateur chez Chirico, l’image interdite chez Magritte, une œuvre de Max Ernst.

Pour illustrer les théories de Freud sur la libido, vous exposez l’origine du monde de Gustave Courbet. 
Le Musée d’Orsay nous prête généreusement ce tableau, que nous montrons avec le cache que Jacques Lacan avait demandé à André Masson. Ce cache était posé devant le tableau et Lacan l’enlevait devant ses invités de marque. Avant le cache de Masson, il y avait eu un rideau vert, que Khalil-Bey, le commanditaire turc du tableau, avait tendu pour cacher la chose.
Dans cette section, il y a aussi un dessin de Picasso, préparatoire aux Demoiselles d’Avignon, de 1907, première figuration de la sexualité qui recoupe les observations de Freud sur la laideur – ou non – des organes génitaux. C’est dans le même esprit que nous avons aussi des œuvres de Schiele et de Klimt. 

Vous terminez le parcours de l’exposition sur un rothko. Pourquoi ? 
C’est une abstraction très particulière. Rothko était juif et il s’est justifié dans son abstraction par son judaïsme. Les seules couleurs qu’il utilise sont ainsi celles des voiles du Temple de Jérusalem. C’est une abstraction – qui a un sens. 

L’année 2019 marquera les 80 ans de sa mort. Que peut-on dire de la place de Freud aujourd’hui ? 
Freud neurologue est passé à l’histoire comme les autres neurologues de sa génération: il a fait avancer la neurologie et puis il est passé à autre chose. Son apport est véritable, sérieux. Il est conscient qu’il a découvert une chose extraordinaire – la méthode analytique – mais quand il s’agit de thérapeutique, il est beaucoup plus prudent: elle est trop longue, trop lourde, trop chère, dit-il lui-même, en 1938 ! Et la chimie, dit-il, devra prendre la relève à l’avenir. Quel extraordinaire aveu à la fin de sa vie! Mais il fallait que Freud fût pour que la psychanalyse pût exister: il a été l’instrument de la pénétration du psychisme. La pratique psychanalytique ne serait-elle pas une sagesse proche du Talmud dont on aurait besoin aujourd’hui, dans le tumulte, la fureur, la vulgarité des usages ? Arrêtez-vous! Écoutez ! Réfléchissez ! Écoutez encore ! C’est une extraordinaire leçon de sagesse, sinon un traitement vers la guérison.