IL EST 20 HEURES, NOUS ALLONS BIENTÔT ENTRER EN SCÈNE.
À côté de moi, le pianiste fredonne les premières mesures, sorte de grand bâillement de clarinette, cet instrument à la fois si juif et si classique. Ce soir nous jouons Rhapsody in blue, de George Gershwin…
Rhapsody…
J’aime ce mot au son étrange.
Du grec ancien ῥάπτω, « coudre », une « Rhapsodia » est à l’origine l’œuvre d’un Rhapsode ou Aède, sorte de barde itinérant qui, dans l’Antiquité grecque, déclamait des poèmes épiques. Entre improvisation – tradition orale oblige – et assemblage de légendes, la Rhapsodie se joue dans les coutures du texte. Je m’apprête donc, ce soir, avec mon compère pianiste, à me faire tailleur de shmattes1 musical.
Mais finalement, tout art n’est-il pas un peu l’art du shmattes ?
Combien de compositeurs ont passé leur vie à écrire des miettes de musique pour les laisser de côté avant de les réutiliser plus tard, quand le moment sonne enfin juste ? Les carnets d’esquisse de Beethoven sont pleins de ces fragments abandonnés un temps car pas encore mûrs. Bach et Mozart découperont leurs œuvres de jeunesse pour leur redonner vie, des années après, sous une forme plus mature. Et que dire de l’art de l’auto-parodie ? Cette habitude qu’ont certains compositeurs de reprendre encore et toujours les mêmes éléments mélodiques, rythmiques, harmoniques… dans leurs œuvres successives. Coupant, rapiéçant, reprenant, retissant cent fois leur propre tissu musical, pour tenter à chaque fois de s’approcher un peu plus près de leur identité propre.
Car, comme le dit Vladimir Jankélévitch, « une rhapsodie est espagnole, basque, ibérique, slave, bulgare ou portugaise, mais une symphonie est héroïque ou pastorale ou fantastique ».
Ce shmattes, qu’il soit musical ou autre, nous rapproche tou- jours de qui nous sommes et d’où nous venons.
Associé aux visions fabuleuses de sols jonchés de tissus et étoffes en tous genres, le shmattes ne peut que faire penser aux salles de montage du cinéma2 . Ces salles recouvertes de petits bouts de pellicules, découpés à la hâte, à la recherche du rush parfait, laissant de côté toutes ces heures de tournage qui peut-être, ne verront jamais la gloire de la salle de projection. Identité fragmentée et sans cesse recousue d’un film en devenir, d’un réalisateur sur la route du soi.
Pourtant le shmattes n’a pas toujours eu cette aura poétique et artistique. De sinistre mémoire, le mot était même destiné, dans la novlangue déshumanisante du système nazi, à remplacer celui de « Personne », d’être humain3 . Comme s’il fallait réduire l’homme à son chiffon.
« L’habit ne fait pas le moine », dit le français, « Le vêtement révèle l’homme », répond l’anglais par l’in- termédiaire de Shakespeare4 .
Le shmattes réveille une double inquiétude identitaire: que voit-on de moi et cela me définit-il ? Pourquoi cacher mon corps, quel rôle joue le vêtement dans mon rapport à moi-même, à l’Autre et au Transcendant ?
En ces temps de succès durable du nudisme5 , d’omniprésence de la pornographie, la question de la nudité est centrale.
Pour la Torah, ce n’est pas la nudité elle-même qui pose problème: Adam et Ève « sont nus et n’en ont pas honte »6 . Mais la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal va expliciter le danger:
« Les yeux des deux se dessillent, ils savent qu’ils sont nus. Ils cousent des feuilles de figuier et se font des ceintures ».7
Le problème n’est pas tant la nudité elle-même que le regard porté sur la nudité: leurs yeux se « dessillent ». Regard porteur du risque totalisant: perspective réifiante, matérialisante, qui expose l’Autre et risque de le réduire à ce qu’on en voit. Qu’ai-je encore à voir, une fois que j’ai vu la nudité ?!
Ils cousent des feuilles de figuier, Adam et Ève sont donc les deux premiers à être… « dans le shmattes » ! C’est le début d’une longue obsession biblique pour le thème du vêtement, de la nudité à couvrir8 , non parce qu’elle est honteuse, mais parce qu’elle fait courir le risque de croire qu’on a tout vu quand on l’a vue.
Le vêtement juif est donc là pour empêcher l’homme de faire corps avec le monde dans lequel il vit. Comme le dit Shmuel Trigano, « Le recouvrement de la nudité vise à empêcher le regard de la contempler totalement, de s’en saisir et de faire corps avec ce qui se donne au regard».9
Ce recouvrement – kapparah כפרה en hébreu – est si important qu’il donne son nom au jour le plus connu de tout le calendrier juif. Yom Kippour, habituelle- ment traduit par jour des « expiations », est en fait jour du « Kippour », du… recouvrement! Seul jour où, ironiquement, le Grand-Prêtre pouvait franchir le voilage – parokhet פרכת ,sublime paronomase – qui séparait le Saint des Saints du reste du Temple.
Et que voyait le Grand-Prêtre, seul face à ce rideau ?
Le Talmud10 suggère que le Grand-Prêtre voyait… « les deux seins d’une femme, à la fois visibles et invisibles à travers ses vêtements » !
La pensée juive est une pensée de l’érotisme, équilibrisme permanent entre visible et invisible
Finalement, la pensée juive est une pensée de l’érotisme. Caresse et non possession, équilibrisme permanent entre visible et invisible, entre absence totale nihiliste et présence totale idolâtre. Lutter contre la tentation réifiante de la vue est donc l’objectif de tout le rituel juif: donner envie de voir par-delà le regard11 .
Car au-delà de ce fameux rideau, qu’y avait-il à voir? Dans ce Saint des Saints, point de statue à adorer, point de représentation, juste… rien. Le vide. L’absence nue. Et une trace de la présence qui s’est retirée: un texte. La Loi, enfermée dans l’Arche Sainte.
Comme les téfilines, ces textes si méticuleusement écrits mais destinés à n’être jamais lus ni vus car enfermés dans des boîtiers de cuir hermétiques. Visibles et invisibles sous autre habillage, un autre shmattes.
Comme si ce parokhet, ce rideau qui voile et dévoile en même temps, cette texture était un texte nous invitant à dépasser le mot écrit pour le questionner oralement. D’ailleurs, le Saint des Saints s’appelait aussi le devir, de la racine dabar qui veut dire… parler. Le Saint des Saints n’entendait qu’une seule parole, une fois par an, par une seule personne, quand le Grand-Prêtre y prononçait le nom ineffable de l’Éternel à Yom Kippour. Et si « texture » est proche de « texte » en français, la trame du tissu se dit en hébreu massekhet מסכת ,le mot même qui désigne… un traité! Traités du Talmud, loi orale essentielle au voilage vivant de la loi écrite pour que sa nudité ne nous dessèche pas.
Et si l’on pousse la paronomase plus loin, la nudité en hébreu se dit ervah ערוה ,si proche du mot érev ערב ,qui, écrit avec la lettre beth ב ,désigne… la « trame » d’un tissu. Et si, retissant légèrement les fils de la trame, on inverse les deux dernières lettres, on trouve éver, עבר ,le passage, racine qui donnera Ivri l’Hébreu.
La boucle est bouclée.
Aux frontières/interstices des coutures du temps, le Juif comme l’Artiste sont chargés de maintenir vivant l’équi – libre entre héritage et interprétation, tradition écrite et tradition orale. Créant alternativement de la déchirure et de l’unité éphémère, à chaque fois renouvelées, sans jamais prétendre à une quelconque totalité, shmattes du temps, ils sont comme le Shabbat: essentiels car in-utiles.
1. Du polonais szmata, « chiffon, torchon, tissu déchiré, sans valeur » mais aussi quelqu’un qui a les pieds tordus, qui ne marche pas droit ou encore un homme faible.
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2. … avant l’arrivée de la propreté informatique !
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3. Voir notamment les souvenirs de Motke Zaidel et Itzhak Dugin au début de Shoah de Claude Lanzmann
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4. Hamlet, Acte I, scène III
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5. Au point que la mairie de Paris décide d’y consacrer une portion du bois de Vincennes
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6. Bereshit 2,25
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7. Bereshit 3,8
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8. Les histoires de nudité et de couverture sont légion dans la Torah.
– Adam et Ève et surtout le serpent (Bereshit 3,1: le serpent est Aroum ערום ,habituellement traduit par « rusé », mais qui veut aussi dire « nu »)
– Caïn (Bereshit 4,14) dit à l’Éternel: « Je me voilerai face à toi »
– Noé dont le premier acte au sortir de l’arche après le déluge est une régression dans l’ivresse vers l’illusion d’un Éden fusionnel, donc nu. Nudité qui sera non seulement vue par son fils Sham, mais exposée verbalement, puis couverte par ses deux autres fils.
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9. Le judaïsme et l’esprit du monde
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10. Traités Yoma 54b et Menachot 98a,22 – 98b,1
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11. Ce n’est jamais le premier fils qui transmettra le projet abrahamique au sein des patriarches, toujours le deuxième, celui qui vient après, l’Autre (en hébreu, « après » se dit A’her, qui veut aussi dire… « autre »). Chaque patriarche aura besoin du guidage bienveillant de la femme pour voir par-delà l’immédiateté de l’évidence du premier né.
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