Il célèbre sa bar mitsva. De celle-ci, je ne sais rien, ou presque. À quoi ressemblait la synagogue ? Quelle parasha a-t-il lue ? Je l’ignore. En fait, tout ce que je sais, c’est qu’on l’a forcé à la faire et qu’il n’était pas content – mais alors, pas content du tout – d’être là. Esprit scientifique (il deviendra quelques années plus tard le plus jeune professeur de physique de l’université de Bucarest) puis communiste fervent (avant d’observer les dérives du régime et de déchanter violemment) il ne portait pas la religion dans son cœur. S’il a accepté de monter à la Torah, c’est uniquement pour suivre la volonté de ses parents, dont il était le fils unique et adoré.
Ceux-ci étaient au demeurant loin d’être des bigots. Ils faisaient partie de ces familles bourgeoises, urbaines et assimilées, dans lesquelles on ne fréquentait plus la synagogue avec assiduité depuis plusieurs générations déjà. Laïcs au quotidien, ils n’étaient restés attachés qu’à quelques traditions. Plus tard, à Paris, mon arrière-grand-mère nous réunissait par exemple autour de grands repas familiaux au moment de Pessah ou de Rosh Hashana – sans pour autant qu’il soit question de tremper la pomme dans le miel ou de lire la haggada, au lieu de quoi l’on se délectait de savoureuses spécialités roumaines, souvent à base de saucisse et de lard.
Paris, 1962 : mon père a 13 ans. Il ne célèbre pas sa bar mitsva. Son père n’est plus communiste, mais il est toujours scientifique, et toujours aussi anticlérical. Et puis, la Shoah est passée par là. On sait désormais l’ampleur des atrocités commises par les nazis, on a pris la mesure de la tragédie. Alors, pour des familles comme la mienne, qui déjà avant guerre n’était plus rattachée au judaïsme que par les minces fils de quelques traditions éparses, il n’est carrément plus question de judéité du tout. En plus, ce sont des immigrés, pour qui s’intégrer est la priorité. Se fondre dans le moule, ne surtout pas se faire remarquer : voilà leur mantra. Et la France n’est-elle pas fille aînée de l’Église ? Ma grand-mère m’a un jour confié que si mon père avait été une fille, il se serait appelé Anne-Marie. Alors, faire sa bar mitsva, on n’y pense même pas ! À 25 ans, mon père part en Israël, à la recherche de cette part de lui dont on l’a en quelque sorte privé. Plus tard, il nous inscrit, mon frère et moi, au Talmud-Torah.
Toulouse, 2004 : mon frère a 13 ans. Il célèbre sa bar mitsva. Tout le monde est arrivé, sauf mon grand-père. Ma grand-mère est tendue : va-t-il surmonter son agacement et venir se joindre à nous ? Il finit par pousser la porte de la synagogue. Pour autant, pas question pour lui de porter une kippa : à la place, son béret reste vissé sur sa tête. À quoi pense-t-il à ce moment-là ? Est-il projeté soixante ans en arrière ? Revit-il sa colère d’adolescent obligé de se plier à une tradition qu’il ne comprend pas ? Se demande-t-il ce qu’il s’est passé depuis pour qu’il soit de nouveau là, au pied d’une téva (estrade) ? Là encore, je l’ignore (la communication n’est pas notre plus grande spé- cialité). Ce que je sais en revanche, c’est que ma mère pleure. Dans sa famille aussi, on s’est détourné du judaïsme, qui n’avait plus pour visage que celui des disparus. Des bar mitsva, il n’y en a plus eu depuis des générations.
Un an plus tard, c’est moi qui célèbre ma bat mitsva. Ma parasha, Beha’alotekha, parle de flamme qu’on allume, de transmission, d’âme juive que l’on doit raviver « ledor va dor », de génération en génération. Plus que d’entrer dans une communauté en tant qu’individu, j’ai l’impression de participer à un retour qui me dépasse. « De génération en génération », dis-je, et je pense à mon grand-père et à sa casquette, au chou farci de mon arrière-grand-mère, et aux efforts de mes parents pour recoudre les lambeaux de judéité dont ils ont hérité. « De génération en génération », écris-je et je pense aujourd’hui à mes futurs enfants, qui peut-être un jour à leur tour refuseront de faire leur bar mitsva, qui sait ? Chez moi, on aime bien jouer à saute-mouton.