Débats et controverses : l’exemple du judaisme massorti

Au cours d’un débat qui a marqué des dissensions et même des ruptures au sein du judaïsme conservative ou massorti, les responsables de ce mouvement ont produit une littérature rabbinique colossale sur la question de l’homosexualité, qui éclaire les tensions qu’elle suscite.

Le mouvement massorti américain lors de sa convention de 1990, dans un geste audacieux pour l’époque, avait voté des résolutions appelant officiellement à lutter contre les discriminations et l’homophobie, à recevoir de plein droit les homosexuels dans les communautés massorti et à soutenir la lutte pour une égalité civile de droit, mais leur refusa la possibilité de devenir rabbin. En 2006, une partie du mouvement massorti, considéra qu’il était maintenant possible, au regard des nouveaux responsa sur la question, d’accepter des rabbins homosexuels au grand dam de l’autre partie des rabbins massorti qui y est toujours opposée. Le mouvement massorti a rédigé ce qui reste aujourd’hui le plus important et le plus audacieux travail rabbinique sur la question de l’homosexualité, comportant plusieurs centaines de pages de denses discussions1. Voici les principales positions :

Le rabbin Joel Roth, un des principaux décisionnaires du mouvement massorti et éminent talmudiste, a écrit en 1992 un long responsum d’une soixantaine de pages sur la question (CJLS Responsa 1991-2000, éd. The Rabbinical Assembly, New York, 2002, p. 613- 675). Il y analyse de façon minutieuse différentes sources et les problématiques. Il a fait, à ma connaissance, un travail d’exégèse sans précédent à l’époque et qui reste la référence en la matière. Sa conclusion est un mélange de conservatisme et d’ouverture: il maintient que l’acte homosexuel est interdit dans le judaïsme, mais appelle à une totale tolérance aussi bien sur le plan de la vie communautaire, que civile. En 2006, il compléta son travail par un autre long article. Il se réfère alors aux nouvelles lectures des sources bibliques (Lévitique 18:22 et 20:13) affirmant qu’il ne s’agirait pas d’homosexualité, mais de viol ritualisé. Toutefois Roth, même s’il est prêt à accepter ces recherches de biblistes, réfute leur incidence sur la halakha. Il rejette également, de façon savante, l’opinion qui voudrait restreindre l’interdit à la sodomie elle-même et autoriser les autres contacts érotiques. Il pense (contre Dorff ci-dessous) que le principe de הבריות כבוד » dignité de la personne » ne suffit pas à annuler un interdit de la Torah (voir Talmud Brakhot 19,b) mais seulement un interdit des rabbins et que, de toute façon, l’annulation n’est jamais définitive.

Le rabbin Mayer Rabinowitz (CJLS Responsa 1991-2000, éd. The Rabbinical Assembly, New York, 2002, p. 686- 690) constate l’interdit de la Torah, mais appelle à ce qu’une majorité de rabbins annule cet interdit en s’appuyant sur le pouvoir que le Talmud confère aux rabbins (Yevamot 89a). Le problème est que cette majorité n’existe pas pour le moment.

DIGNITÉ DES PERSONNES

Les rabbins américains Elliot Dorff, Daniel Nevins et Avram Reisner ont publié en 2006 une intéressante tentative pour trouver une solution, en restant dans les catégories du discours halakhique classique, « car les Juifs religieux homosexuels ont besoin d’une telle réponse et non pas d’une réponse hors des normes de la halakha ». Leur but n’est donc pas de tout autoriser, mais de proposer une façon kasher d’être homosexuel (avec des restrictions, comme il y a des restrictions pour toute chose dans le judaïsme, y compris la sexualité hétérosexuelle2). Ils partent du principe que le véritable interdit biblique est la sodomie masculine et non l’homosexualité, que d’autres actes homosexuels ont été interdits par les rabbins, dérabanane3, et non par la Torah elle-même ; ils sont donc moins graves.

De même, pour l’homosexualité féminine qui n’est interdite par les rabbins que comme conduite licencieuse, mais pas plus. Ils opposent à ces interdits des rabbins la valeur positive de « dignité de la personne » הבריות כבוד ,que les rabbins mettent au- dessus de tout ou presque et apportent de nombreux exemples d’usages de ce principe pour faire évoluer les lignes ou même annuler une loi des rabbins, en s’appuyant sur des décisionnaires médiévaux ou contemporains4 . Ils défendent, de façon originale, que la vie sexuelle fait partie de la dignité d’une personne et qu’en conséquence, exiger l’abstinence chez des homosexuels s’aimant sincèrement est contraire à leur dignité. La conclusion est que même si le couple hétérosexuel demeure le modèle prôné par la Torah, la dignité des personnes pleinement homosexuelles exige d’annuler l’interdit rabbinique de la pratique sexuelle, à l’exception de la sodomie5 .

En 2006, le rabbin américain Gordon Tucker prit le contre-pied en mettant le doigt sur les limites d’un raisonnement juridique positiviste enfermé dans une dynamique qui au bout du compte provoque de l’injustice et de l’humiliation (la solution de Dorff lui semble trop artificielle et formelle). Il constate la même incapacité du monde de la halakha classique, opérant par raisonnement jurisprudentiel technique, à régler définitivement le problème des agounot6, des mamzerim7 et celui des homosexuels. Tucker préfère sur une question touchant par essence à la dignité humaine, mener le débat sur le terrain moral et symbolique et délaisse sciemment le terrain technico-juridique. Il pense que sur ce genre de problématiques, l’aspect hagadique doit être mêlé au débat halakhique. Il se lance dans une discussion théologique sur l’autorité technique du texte biblique et sur la nécessité de tenir compte de toutes les avancées récentes de la pensée juive. Pour lui, si la halakha demeure centrale, elle ne doit pas être systématiquement prisonnière de la casuistique lituanienne développée dans les yeshivot. Il pense qu’il faudrait décider une fois pour toutes l’acceptation pleine et entière du fait homosexuel. Il propose de demander alors aux homosexuels exactement les mêmes devoirs de comportement éthique dans leur sexualité que ceux demandés aux hétérosexuels et donc de construire un cadre propice à une relation de couple fidèle et de long terme. Il voit ce saut qualitatif comme une sorte de takana, un décret rabbinique exceptionnel, qu’il estime nécessaire pour sauver la halakha elle-même qui ne peut, sans incohérence morale, continuer à rejeter des Juifs homosexuels sincères dans leur judaïsme et subissant leur homosexualité comme une malédiction injustifiée8.

Au bout du compte, l’acceptation du fait homosexuel ne fait plus débat. Par contre, l’acceptation de rabbins homosexuels reste un sujet de tensions entre différentes instances du mouvement massorti, de même que l’idée d’une cérémonie d’union pour les couples homosexuels.

1. Une grande partie du matériel publié est accessible ici: http://www.rabbinicalassembly.org/jewish- law/committee-jewish-law-and-standards
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2. Il n’est pas inutile de rappeler que pour la halakha, un rapport sexuel avec une femme nida (qui n’est pas allée au bain rituel après ses règles) est grave, mais que l’immense majorité des juifs, même traditionalistes, transgressent cet interdit. Or personne ne conspue ces couples hétérosexuels pour autant.
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3. Dans ce classement, ils choisissent Ramban contre Maïmonide sur la mitsva 353.
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4. Sur cette possibilité de réforme de la halakha au nom de la « dignité de la personne », voir les ouvrages en hébreu des professeurs Daniel Sperber : Darka shel halakha, éd. Reuven Mass, 2007 et Netivot psika, éd. Reuven Mass, 2008 et Nahum Rakover : Gadol kevod habriot, éd. Misrad hamishpatim, 1998 (Israël) qui ont tous deux publié sur ces questions.
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5. Le fait d’exiger certaines restrictions de pratiques sexuelles n’est pas discriminatoire, puisque les juifs hétérosexuels en ont également. Ces rabbins ont conscience que leur réponse n’a de sens que pour des juifs soucieux d’une solution halakhique technique et pratique comme la halakha le fait très souvent.
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6. Femme ne parvenant pas à obtenir le divorce et « ancrée » (sens littéral de agouna) au bon vouloir de son mari récalcitrant. Il existe des solutions techniques à ce problème, mais le rabbinat orthodoxe est réticent pour le moment à les appliquer. Le mouvement massorti introduit systématiquement une clause dans la ketouba, le contrat de mariage, afin de permettre l’annulation éventuelle du mariage.
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7. Enfant adultérin (cas d’une femme mariée qui couche avec un autre homme que son époux) dont le statut est hautement discriminatoire.
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8. La démarche de Tucker demeure halakhique et il ne demande rien d’autre qu’une takana prévue par le système classique de la halakha. Son propos est plutôt de préparer le terrain à une telle takana et montrer les véritables enjeux moraux et l’incohérence dans laquelle le système se retrouve bloqué aujourd’hui, non du fait du système lui-même, mais du fait de l’inertie rabbinique et des divers blocages psychologiques. La démarche de Tucker n’est donc pas celle d’un rabbin réformé et le raisonnement est basé au contraire sur un attachement au système de la halakha. C’est pourquoi ceux qui ont reproché au mouvement massorti de sortir de la halakha dans son approche de la question homosexuelle, me semblent lui faire un faux procès.
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  • Martine Gross

Comment les juifs homosexuels sont-ils accueillis dans les communautés juives françaises ?

Quelles que soient les opinions des divers leaders religieux à propos de l’homosexualité, il est un fait que tous les courants du judaïsme comptent des juifs homosexuels dans leurs rangs. Se montrent-ils ou se cachent-ils ? Comment sont-ils accueillis ? Comment sont accueillis leurs enfants ?

Panorama de la situation en France par la sociologue Martine Gross, spécialiste notamment des discours des institutions religieuses sur l’homosexualité.

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