Du texte au textile, nos vies sur un fil

Shmattes, le premier mot yiddish que j’ai appris de mon grand-père, qui revenu de déportation s’est installé en tant que tail- leur de costume pour homme à Tours. Après les baraquements, il appelle sa boutique Harry Steed en référence à Harry’s Tweed, tissu de prestige. Il fallait rester chic surtout après le pire.

Comme beaucoup de déportés, il s’est détourné du Texte pour s’impliquer dans le textile avec nos vies sur un fil désormais.

Ma mère est née en 40, ce qui n’est pas une bonne année pour naître. Après la guerre, sortie de sa cachette poitevine, elle retrouve mes grands-parents à la libération. Une adolescence silencieuse et solitaire d’enfant cachée, qui à 13 ans doit travailler sans mot dire aux côtés de mon grand-père dans le shmatt. Grâce à une soif de liberté sans limite, elle quitte à la majorité le textile pour vivre « livres », livrée à elle-même. Et, c’est ainsi, à la retraite de mon Grand-père que ma mère transforme la boutique d’Harry Steed en « Boîte à livre de l’étranger », sa librairie. Enfin apaisée, elle est libre et rit.

C’est ici que mes parents se sont rencontrés, dans ce lieu remplit de bouquin, dans un amour pas cousu de fil blanc, puisque mon père est tout noir. Cela ne me dérange pas parce que mon grand-père était juif avant lui, alors je suis tolérante pour les deux, à cause de l’égalité des textes.

C’est cette histoire que j’ai voulu écrire dans mon roman Les grandes et les petites choses* , moi qui suis née dans ce lieu emprunt de textes et de textiles. Il me fallait témoigner, parler de mon patchwork, lui redonner ses lettres de noblesse.

Dans une société décousue, où je voyais les replis identitaires reproduire à la chaîne, les tensions et les haines incompréhensibles pour une afroyiddish, je devais écrire. Dire que ma mère, malgré son amour des textes, a fait deux ourlets à mon nez, m’a cousu des cheveux de laine et pris un rendez-vous chez le teinturier, pour que ma cachette face à l’antisémitisme soit la couleur de ma peau.

Comme le textile, j’avais assez de matériaux pour tisser un texte ténu constituant ce récit. Il fallait dire, ne plus se taire, raconter ce que je porte en héritage, mettre de la lumière malgré un climat destructeur fait de pensées trouées par le déni qui se vend au détail, dire surtout que nos vies ne sont pas si dépareillées. Je devais confectionner un livre hors collection, mais printemps-été avec de l’espoir dedans. Et transmettre l’histoire de mes tissus, de mon cœur en chiffon face à la concurrence des victimes, me couvrir ou me découvrir par ce texte qui fait mon ensemble et s’il est assez large, pourrait nous rassembler élégamment.

Comme le disait Romain Gary, « je suis un ouvrage collectif avec plusieurs générations qui m’ont donné un coup de main ». Tradition juive oblige, je devais raconter cet ouvrage, donner corps à l’histoire, redonner vie aux personnages de ma famille par le texte.

Il fallait que je rende à mon grand- père, à ses parents, à tous les disparus dans les camps un hommage personnel fait de courses de 100 mètres, de toile de Jouy où je me plonge comme dans un cocon lorsqu’il fait froid, de peaux de bêtes tendues sur des tam-tam frappés par des musiciens vêtus de Wax en clin d’œil à mon père et de Hip-Hop pour mon frère, même si Harry Steed n’a pas forcément aimé ces pantalons tombant sous les fesses.

Mais, offrir ce texte, à tout prix, sans démarque, pour qu’il reste après nous, qu’il traverse toutes les modes, comme mon père a su traverser tous les mondes. Il fallait que j’écrive cette histoire d’Europe de l’Est et d’Afrique de l’Ouest, que mon texte redonne au textile ce qu’il m’a offert d’amour et de force de vivre dans chacune de mes fibres. Alors, au fond, ce roman est un hommage du texte au textile.

Dieudonné a été un électrochoc. J’avais trouvé le motif malheureusement tendance, l’impulsion, sans retourner ma veste, pour commencer. Tout le monde s’écharpait, alors la gorge serrée, c’est par un article (Huffpost, 2014), que j’ai voulu en découdre et rhabiller ces nouveaux héros haineux pour l’hiver. Dès lors, avec « Noire et juive » le patron de mon roman était prêt et pour rentrer dans le texte j’ai dû peser mes mots, comme avant l’été.

Alors, au final, malgré la volonté de laisser le textile se reposer afin qu’il n’ait plus qu’à accueillir un texte sur-mesure pour l’hommage, c’est la trame, les coupes, la volonté de ne pas broder dans l’apprentissage du tissage comme du métissage qui a pris le dessus. Après les ateliers d’écriture, il y a eu le choix de la couverture alors malgré mes efforts, c’est bien le textile qui n’a cessé d’offrir au texte ses finitions.

Il y a d’abord et toujours le textile avant le Texte, on enveloppe le bébé de tissu avant les lettres de faire- part, la toile fait l’étoile, un signe d’ailleurs, d’avoir à la porter cousue sur la poitrine aux pires heures de l’histoire, comme un pied de nez du textile au Texte de la loi.

La Remington a tout appris de la Singer, le texte a tout acquis du textile, comme dans la vie, on porte des imprimés pour la couleur comme on imprime des livres contre la déprime. Alors, vaincue, mon roman a un style, qui je l’espère aurait plu à Harry Steed aujourd’hui disparu, dans l’attente de sa sortie en livre de poche.

*Les Grandes et les petites Choses, 2016, Ed. Carrière. Nina Gary tente de devenir une femme, mais réalise qu’entre son père gambien qui marche comme un tam-tam, son grand-père à l’accent de Popek, l’amour de sa mère cachée pendant la guerre, le rejet de la fac et la violence de la rue, elle est perdue. Noire, juive, musulmane, blanche et animiste, elle en a gros sur la patate d’être prise pour une autre, coincée dans des cases exotiques où elle ne se reconnaît pas. Alors elle court pour s’oublier, tout oublier de la Shoah, de l’esclavage, de la colonisation pour se perdre, s’évader, se tromper, être trompée mais se relever peut-être.
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