Édito : Poser un caillou

L’édito du numéro hors-série Yom HaShoah 2012.

Une expression française affirme qu’il faut « marquer d’une pierre blanche » tout événement à ne pas oublier, utilisant la métaphore minérale pour parler de la mémoire nécessaire. La tradition juive lie, elle-aussi, fortement le caillou au souvenir, et les pierres à la mémoire. Ainsi, chaque tombe, à l’issue d’une année de deuil, est couverte d’un monument, édifice appelé matseva qui porte le nom du disparu et les dates de sa vie. Une fois cette pierre dévoilée, chaque visiteur qui s’y rend pose sur ce monument du souvenir, une pierre, even, un caillou du passage.

Poser un caillou, c’est manifester que la tombe a été visitée, et que la mémoire du disparu a été honorée. C’est aussi symboliser la permanence et la solidité du lien. Contrairement aux fleurs qui fanent, les pierres disent la trace qui perdure de génération en génération, la stabilité du lien.
La pierre se dit en hébreu even, un mot que nos sages décomposent en deux entités : av et ben, le parent et l’enfant. Poser un caillou, c’est ainsi assumer par un geste le lien entre les générations qui passent, et c’est se poser en héritier de la personne disparue, enfant de ce qu’elle a légué au monde.

À la manière d’un édifice, la mémoire se construit, s’entretient et se visite. Mais a-t-elle vraiment besoin de lieux et de pierres pour s’incarner et perdurer ? Qu’en est-il de la mémoire de ceux disparus sans sépulture, abandonnés sans pierre tombale ? Où poser les cailloux du souvenir de millions de juifs ? Où ériger les monuments de ces morts laissés sans lieu ni corps ?

Bâtir un lieu de mémoire revient parfois à tenter de « construire » du sens à partir d’un événement qui dépasse la raison. L’historienne Anne Grynberg l’exprime ainsi : « La question pourrait être, au final, quelle forme donner à cet objet de captation du souvenir, sans imposer à la mémoire la signification d’un événement qui précisément a mis en déroute toute prétention de la raison au sens ».

Sur les ruines d’un monde dévasté, se bâtit la mémoire de la Shoah, par les pierres et les écrits, par les silences et par les récits. C’est ainsi que l’architecture du souvenir s’érige, faite des petits cailloux que chacun d’entre nous pose, pour bâtir ensemble un avenir par-delà la catastrophe.