Édito : L’élection particulière

Un peuple sacré, une nation de prêtres, ceux qui sont choisis… Nous, juifs, serions donc, selon nos textes et nos sages, le peuple élu de Dieu. Encore faut-il s’entendre sur le sens de cette élection : Définit-elle l’essence inaltérable et éternelle d’une âme juive qui, presque génétiquement, signe- rait un lien privilégié au divin ? Est-elle, au contraire, existentielle, c’est à dire conditionnelle à nos actes et nos engagements ? Deux visions s’affrontent au sein même de la tradition. 

On pourrait nommer deux représentants médiévaux de ces conceptions : d’un côté, Yehouda Halevi et sa conviction d’une supériorité spirituelle du peuple d’Israël que nul n’acquiert autrement que par la naissance. De l’autre, Maïmonide et sa philosophie d’une élection conférée à celui qui s’engage sur un chemin intellectuel spécifique, et donc retirée à celui qui s’en éloigne. 

Tout comme en politique, il est deux façons de voir la condition d’élu : soit comme une fin en soi et un statut qui donne accès à des droits et des privi- lèges, soit comme un moyen ou une mission dont découlent des devoirs et dépend un projet humain. 

On comprend qu’au fil de leur histoire, les juifs se soient souvent abrités derrière cette élection pour légitimer a posteriori leur mise au ban de la société, en essentialisant leur condition de paria. Mais, dans leur distinction et la revendication d’une singularité, ce que les juifs ont surtout rap- pelé au monde, c’est un certain « scandale » nécessaire du particularisme. En redisant l’importance de la distinction et le danger de la voix unique, il s’agit d’enseigner au monde que le seul chemin viable vers l’universel passe par un respect des particularités, par le rejet du projet totalisant et totalitaire. 

Le judaïsme est cette part perturbatrice qui rappelle la perfectibilité de l’humanité, une lutte permanente pour que ne soit pas effacée la voix particulière du projet universel. Cette distinction n’est d’ailleurs pas nécessairement portée par une élection unique. La Bible suggère qu’il pourrait y avoir d’autres élections. Le prophète Amos compare ainsi le singularisme d’Israël à celui d’autres peuples. « N’êtes- vous pas pour moi comme les fils de l’Ethiopie, ô enfants d’Israël ? dit l’Éternel. N’ai-je pas fait sortir Israël du pays d’Égypte, comme j’ai fait sortir les Philistins de Kaftor et les Araméens de Kir ? » (Amos 9 : 7) 

Les sages interprètent ainsi ce verset : si d’autres peuples affichent ou revendiquent une différence, le peuple juif le fait par ses pratiques. Israël, alors, serait choisi par Dieu, non pas pour supplanter les autres peuples, mais pour agir dans un monde, en chemin vers la liberté, et pour être comptable de ses devoirs.