Édito : Tabula rasa

L’édito du rabbin Delphine Horvilleur

L’expression « du passé, faisons table rase » nous vient du latin tabula rasa qui désignait à l’origine une tablette d’écriture sur laquelle aucune inscription ne figurait encore, une surface lisse où tout restait à écrire. 

Mais peut-on effacer le passé et écrire une nouvelle histoire ? Peut-on quitter une habitude pour prendre un nouveau départ dans la vie ? La tradition juive l’envisage bel et bien par le biais d’une procédure mystérieuse qu’elle appelle l’expiation et qui trouve son origine dans le judaïsme sacerdotal. Lorsque le Temple se tenait à Jérusalem, les fidèles approchaient l’autel, table du culte ancestral, pour obtenir le pardon et faire ainsi table rase d’un passé qu’ils regrettaient. 

Le Talmud, dans le traité de Berakhot (55, a) suggère de façon surprenante la migration de ce rituel du plus haut lieu de la sacralité vers un espace des plus profanes de nos activités quotidiennes : la table à manger. « Tant que le Temple se tenait à Jérusalem, l’autel faisait expiation pour les fautes du peuple d’Israël. Maintenant que le temple est détruit, c’est la table qui remplit ce rôle ». 

La table de notre repas constituerait ainsi le nouvel autel, substitut d’un lieu sacré, où se rejouerait désormais un culte ancestral. Elle constituerait dorénavant l’espace où il serait donné à l’homme de recommencer, d’effacer un morceau de son histoire ou de prendre un nouveau départ. Comment envisager qu’un repas puisse offrir l’occasion d’une telle transformation ? Et par quel procédé nos tables à manger permettraient- elles cette alchimie ? 

Rashi affirme, dès le XIe siècle, que ce pouvoir n’est autre que le sens même de l’hospitalité, valeur encensée par la tradition. Recevoir l’autre à notre table aurait la capacité de le changer mais surtout de nous transformer radicalement. Accueillir à sa table ferait de soi un autre. 

Dans notre société, où les repas se prennent si souvent seuls, où le fast- food remplace fréquemment de longs déjeuners attablés et où les rencontres virtuelles forcent à inventer de nouvelles formes de convivialité, il n’est pas inutile de repenser le pouvoir de la table. Dans le partage de nourriture et de conversation se joue peut-être la possibilité d’un renouveau dans nos vies, et d’une réinvention de soi.