« Après le feu, surgit la voix d’un fin silence ». (I Rois 19 :12)
Mes grands-parents, murés dans le silence de la catastrophe, n’ont jamais parlé. Ils n’ont jamais rien dit de leur monde détruit, des visages d’hier engloutis dans la catastrophe, du temps qui avait précédé la dévastation. Après le feu, ils se sont tus. Pourtant, du plus loin que je m’en souvienne, au cœur des conversations qu’eux et moi n’avions pas, leur silence parlait si fort qu’on n’entendait que lui. Il résonnait, pour l’enfant que j’étais, tel un écho retentissant, telle la voix puissante d’un fin silence.
Ce murmure subtil, bien d’autres enfants de ma génération l’ont entendu. Depuis quelques années, notre génération, qu’on appelle parfois « la troisième », écrit et raconte, traduit et explore l’histoire de ses grands-parents, qu’ils aient raconté quelque chose ou rien, qu’ils soient revenus ou non. Livres d’entretiens, de récits et d’enquêtes composent une historiographie d’un nouveau genre, celle de petits-enfants qui apportent une autre forme de témoignage sur l’héritage de ceux avec qui ils ne furent ni tout à fait étrangers, ni tout à fait familiers.
À travers ces ouvrages, il s’agit aussi de comprendre et d’honorer la vie de ces hommes et ces femmes par-delà la tragédie dont ils furent victimes. Il s’agit de rappeler que l’histoire de nos grands-parents ne peut se résumer à leur mort ou à leur souffrance. C’est ce qu’exprime magnifiquement l’historien Ivan Jablonka, parti à la recherche de la vie de ses grands- parents assassinés à Auschwitz (Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Seuil, 2012, voir l’entretien page 26) lorsqu’il définit ainsi son livre :
« Dans cette micro-histoire familiale, les protagonistes sont des vivants, avec leurs révoltes et leurs échecs, leur parcours et leur normalité, et non des êtres-pour-la-mort. Leur assassinat à Auschwitz-Birkenau n’est ni un destin, ni un martyre, encore moins une rédemption, mais une simple borne – manière de libérer les victimes de leur propre mort et, peut-être, de me libérer aussi de la leur. Les morts n’ont pas toujours été morts, et il importait de les rendre à la vie, à leur vie. »
À l’heure où les derniers témoins directs de la tragédie s’éteignent, l’ère des petits-enfants est en pleine éclosion. Ce numéro de Tenou’a consacré aux secrets de famille tente, à sa manière, de faire résonner le silence.
Ce numéro de Tenou’a a été réalisé avec le soutien de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et la Fondation Moses Mendelssohn pour la promotion de la culture et de l’enseignement d’un judaïsme d’ouverture.