Éloge du non-choix

« Vous vous tenez aujourd’hui, vous tous, face à YHVH votre Elohim… »
Deutéronome

© Sharon Poliakine, Cast out the Beam, 2012, oil on canvas, 200×180 cm –
Courtesy Gordon Gallery, Tel Aviv – www.sharonpoliakine.com

CELUI QUI DIT UN JOUR QU’ON NE CHOISISSAIT PAS SA FAMILLE oublia de préciser qu’en vérité il n’est à peu près rien d’important dans la vie que l’on choisisse vraiment. D’ailleurs, on ne choisit pas non plus ses amis: on en eût eu d’autres si l’on eût vécu ailleurs. Inutile de dire qu’on « désigne », qu’on « élit » encore moins son amour – si tant est bien sûr que l’on sache ce qu’aimer veut dire. À cet égard, le mot fameux de Montaigne, « Par ce que c’estoit luy ; par ce que c’estoit moy », résume tout, et me semble enfoncer à merveille l’idéologie contemporaine, celle du choix.

Le judaïsme ne donne pas à choisir et, à vrai dire, le converti n’est pas davantage un « Juif de choix » que le serait le Juif de naissance. La beauté de la guerout (conversion) résidant justement dans cette sensation, souvent décrite par les personnes concernées, que leur condition, pour être décorrélée de tout statut biologique, n’en est pas moins le fruit d’un certain destin, d’une certaine évidence, quelque chose qui leur serait arrivé sans que ni eux ni les rabbins y puissent quoi que ce soit.

Alors que Moïse, s’apprêtant à rendre l’âme, énonce dans le Deutéronome l’ensemble de la doctrine à laquelle les Hébreux devront se conformer en s’emparant du pays de Canaan, il dit bien que tout Israël est présent, lié par ces commandements, y compris les morts et ceux encore à naître: « Et ce n’est pas avec vous seuls que je tranche, moi, cette alliance et ce pacte; c’est certes avec quiconque est aujourd’hui placé avec nous devant YHVH notre Elohim, mais aussi avec quiconque n’est pas ici avec nous aujourd’hui »1 .Un midrash célèbre enfonce le clou: Dieu avait menacé de renverser le Sinaï sur les Israélites dans le cas où ils se seraient refusés à l’Alliance qu’il leur proposait2 . Contrairement à ce que répètent à l’envi les rabbins réformés qu’il peut m’arriver de côtoyer à New York, non, le judaïsme n’est pas « a question of choice », une question de choix, mais bien plutôt de nécessité. Une nécessité du même ordre que celle présidant à la rencontre et à l’amitié de Montaigne et La Boétie. Par ce que c’estoit luy; par ce que c’estoit moy, un point, c’est tout – car dans cette apparente étroitesse, il y a le tout, le tout de l’amour, le tout du monde.

On n’est pas bar ou bat mitsva parce qu’on aurait choisi de se conformer à quelques rites le jour de ses treize ou de ses douze ans: on l’est parce qu’on l’est. Ou, pour le dire autrement, on ne fait pas sa bar mitsva, on est bar mitsva. Ce statut n’est l’objet d’aucune concertation, il ne se négocie pas. Il ne confère pas non plus de privilège puisque tout Juif âgé de treize ans ou plus est bar mitsva, qu’il connaisse ou non ses prières, qu’il ait ou non marqué le coup à la synagogue au jour dit.

S’il est cependant une figure-clé du folklore, disons, « juif-athée », c’est justement celui-qui-a-refusé-de-faire- sa-bar-mitsva : on comprend pourquoi, quelque charmant que puisse être ce motif (charmant, comme toute révolte, et peut-être plus que cela : il y a des moments où « tout lâcher » devient une autre nécessité), on comprend pourquoi, au fond, ni la formule consacrée ni l’acte de refus en question n’ont vraiment de sens. On ne peut refuser d’être ce que l’on est de toutes les manières.

Le statut du bar mitsva est peut-être, dans tout le judaïsme, ce qui se dérobe avec le plus d’âpreté à la croyance toute moderne – ou postmoderne – selon laquelle la Torah ne s’intéresserait ni à l’être ni à l’identité. On connaît cela : Dieu n’énonce son nom qu’au futur (Ehyeh, je serai), nous croyons que le Messie viendra, « la terre où l’on ne s’enracine pas sans conditions » etc. etc. Il y a du vrai là-dedans, mais il reste en même temps que certaines choses sont. Peut-être que Dieu n’est en effet qu’à être, au futur, mais le Juif est bar mitsva au présent: Et si ce n’est maintenant, quand ?

ON N’EST PAS BAR OU BAT MITSVA PARCE QU’ON AURAIT CHOISI DE SE CONFORMER À QUELQUES RITES LE JOUR DE SES TREIZE OU DE SES DOUZE ANS: ON L’EST PARCE QU’ON L’EST.

Autant d’ailleurs préciser que cela n’a aucun lien avec l’observance effective des commandements : il n’est pas d’attitude ou de croyance qui puisse vous faire sortir du judaïsme, et Aaron ben Léa (Lustiger) ne cesse pas d’être juif en devenant archevêque et cardinal. Il en va bien évidemment de même pour le converti authentique, qui est lié, à la vie à la mort, au peuple juif – dût-il recommencer un jour à manger des crevettes, couchât-il avec la femme de son voisin de shul. J’insiste là-dessus car nous vivons une bien drôle d’époque, où le rabbinat israélien s’est par exemple mis en tête de déconvertir les « mauvais » guerim… Servant tantôt les visées les plus relativistes, tantôt les plus archaïques et les plus coercitives, l’idéologie du choix, ou plutôt l’obscurcissement du sens – bien plus instinctif – du non-choix, cet obscurcissement est partout, il nous domine sinistrement 3.

Depuis quelques années, aux États-Unis du moins, une variante de cette manie, de cette obsession du choix, se fait jour: des garçons considérés comme transsexuels demandent à faire une bat mitsva, des filles une bar mitsva. J’ai vu de telles cérémonies célébrées face à un public enthousiaste, confit d’aise et de satisfaction, la satisfaction d’être « du bon côté de l’histoire ». Passons sur l’aberration qu’il y a à administrer à des adolescents – auxquels par ailleurs et dans le même temps on refuse de plus en plus toute vie sexuelle, la sexualité n’étant plus dans ce pays qu’une « identité » – des traitements hormonaux, voire chirurgicaux. Il y a surtout, d’un point de vue juif, dans l’acceptation de telles « requêtes », un déni de ce qu’est, au fond, le rite de passage des douze ou des treize ans. À savoir: la mise en scène d’une simple réalité à laquelle on ne peut rien, d’une réalité à la pointe du biologique et du juridique.

Alors bien sûr, il est vrai qu’au rebours d’un certain conformisme orthodoxe ou bourgeois, la théosophie juive nous apprend à voir en chaque être la présence d’une dualité sexuelle. « Il n’est pas de créature qui ne soit à la fois mâle et femelle », enseignent les Tikkuné ha-Zohar. Chaque dimension complète, reflète et contient sa parèdre: je recèle en moi-même l’autre sexe, l’androgynie sacrée s’incarne en la relation charnelle mais aussi en chaque individu séparé. Il y a dans la Kabbale une ample vision de l’érotique humaine et cosmique, qui enveloppe même, « mâle et femelle à la fois », l’amour des deux sexes: dans la pensée du Ari, une âme féminine peut résider dans un corps d’homme, une âme masculine dans un corps de femme! Il ne s’agit donc pas de se réfugier dans une prud’homie à la Zemmour mais de voir qu’en dépit des multiples fractures ou nuances qui peuvent faire éclater de temps à autre la totalité close de la substance, la vie sociale en général, la vie juive en particulier est faite d’usages reçus et transmis et qui, pour ne toucher qu’à l’écorce, ne sauraient être changés au gré de la multitude des exceptions. La femme « masculine » se définit toujours, à la synagogue et face à la mitsva, par son corps et donc comme femme. Quitte à subvertir de mille autres manières les contraintes de cette corporéité.

Jacob ne devient vraiment libre qu’en retournant là où il a grandi, qu’en se confrontant à l’ombre de son frère, de cet Esaü qu’il a trahi et à l’enracinement duquel il a prétendu se soustraire. C’est à cette condition qu’il va l’emporter sur Dieu même et devenir Israël. Il y a tant de choses que nous ne choisissons pas et pour lesquelles on ne nous a pas demandé notre avis! Naître tout d’abord, et c’est là le plus grand scandale: les parents qui dénoncent la circoncision sous prétexte qu’on n’a pas donné le choix au bébé devraient se demander si on lui a donné celui de venir au monde et si cette venue est bien toujours la bénédiction que leur rousseauisme niais leur fait voir… Or je n’entends pas la notion de « joug des commandements » comme signifiant que mes manquements, ma paresse, ma révolte, mes transgressions, que toutes les fois où je succombe à mes appétits, que ma méchanceté ou mes accès de jalousie fassent de moi un plus piètre Juif parce que j’aurais par eux attenté à ce joug – mais plutôt comme l’idée que les commandements, les mitsvot, sont là quoi que j’en fasse, qu’ils sont là en moi, dès lors que je suis au monde et dans ce corps que je n’ai pas choisi, dans cette chair à laquelle je ne peux échapper, que ma filiation et mon lieu m’ont imposée.

Et c’est au cœur de cet absolu non-choix que pousse l’arbre de ma liberté – obéissance et transgression y fleurissant tour à tour ou peut-être en même temps.

1. Deutéronome, 29,13-14.
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2. Shabbat, 88a.
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3. Comme domine l’idée de la vérité entendue, à la Descartes, comme exactitude et factualité. De sorte que les plus lisent aujourd’hui le Tanakh et les midrashim avec l’ambition sacrilège d’y trouver une vérité du même ordre que celle du mode d’emploi d’un four à micro-ondes.
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