Jeudi 22 février 2063 (23 Shvat 5823) – quartier du Marais à Paris
Tsiporah est très affairée à la cuisine en vue de la préparation du Shabbat, très stressée aussi par un problème technique. Cela fait plus d’une heure que Max, son mari, est en train de bricoler son invention de faitout écologique, connexion entre une nouvelle génération de robot culinaire superpuissant et leur imprimante 4D d’impression de pâte de champignons, courgettes et aubergines. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le dysfonctionnement vient des commandes vocales en yiddish. En effet, le robot ne comprend plus le mot « Klops ». En revanche, il a totalement intégré le fait que la forme finale sera celle d’un poulet. Ces dernières années, même s’il y a au moins vingt-cinq ans que le plat principal du Shabbat n’est plus composé de « vraie viande » mais de substitut végétal, la mode de remplacer les cubes et les sphères par des formes animales revient en force.
Au moment où elle croit la situation désespérée, l’hologramme robotique farceur apparaît presque collé au plafond et proclame « Oy De willst kokhn a klops » (« Ah tu veux cuire un pain de viande ! »).
Rassurée, elle retourne au salon pour planifier l’après-midi des enfants. Demain a lieu la jonction entre la chaussée roulante des Champs-Élysées et celle de la rue de Rivoli. Il était temps ! Le principe des chaussées roulantes remplaçant les véhicules avait été mis en œuvre lors de la COP55 en 2050.
C’est un expert du GIEC (Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat) qui, passant dans les couloirs du métro parisien à la station Châtelet en 2032, avait émis l’idée que ce modèle pourrait être adapté aux artères principales des grandes villes du monde. Il aura fallu attendre 25 ans avant de voir ce système installé dans les grandes métropoles de la planète, les projets pionniers étant Park Avenue à New York ou encore la rue Hayarkon à Tel Aviv. Mais c’est seulement en 2058 que Greta Thunberg, Secrétaire générale des Nations Unies, avait fait adopter le mécanisme de jonction entre deux chaussées roulantes.
Tsiporah sait que la place de la Concorde sera noire de monde mais avec le déploiement des gradins suspendus aux ballons à hydrogène, les enfants seront ravis de voir l’inauguration de la jonction d’en haut.
Max, quant à lui, est quelque peu contrarié par l’annonce de l’inauguration ce vendredi qui a été reportée plusieurs fois, parce qu’il a promis aux enfants d’aller refaire pour la énième fois la visite en bateau de l’usine marémotrice Paris-Seine, au pied de la tour Eiffel.
Les jumeaux, Jonathan et Myriam, âgés de 16 ans, sont dans leurs chambres. La sortie, après les cours, à la patinoire en panneaux solaires de douzième génération leur a permis de passer un bon moment à glisser sur la surface des panneaux qui alimentent le chauffage urbain de Paris à Brest, place de la Nation. Ils ont prolongé leur séance sportive en allant sur la file rapide de la chaussée roulante de la rue du Faubourg Saint-Antoine. Maintenant, un peu épuisés, ils « rédigent », chacun dans sa chambre, leur exposé sur l’influence de la trilogie des sœurs Levy sur la fin de la consommation de la viande. Les célèbres sœurs canadiennes des années 2040 avaient en effet produit trois films rencontrant un succès record, traduits en français par des titres un peu ringards : Le bas-carbone change la donne, Le plastique, c’est ça le hic et Méthane, tu me tannes. C’est ce dernier film qui avait provoqué un abandon planétaire de la consommation des animaux. Cela, tout le monde le savait depuis longtemps mais il était régulièrement demandé aux élèves des lycées d’exercer leur regard critique sur ce qui avait permis de ralentir les émissions des gaz à effets de serre (GES) durant la décennie 2040.
Jonathan et Myriam ont la chance que leur père, ingénieur, initiateur du projet « Smartasphalte », ait contribué à l’importation et à l’implémentation de l’invention israélienne des « routes intelligentes » développée durant les années deux mille vingt à deux mille quarante par la firme ElectReon au Moshav de Beit Yannai. Jeune ingénieur en 2048, parti célébrer les festivités des cent ans de l’indépendance d’Israël, Max avait fait la route Tel Aviv-Jérusalem, sans que son indicateur d’hydrogène ne baisse le moins du monde. Son véhicule était donc vraiment alimenté par l’énergie produite par la route. Depuis lors, il avait consacré sa carrière au smartasphalte. En quarante ans, on était passé des 1,6 kilomètres initiaux de Beit Yannai à trente-deux millions de kilomètres sur la planète, soit plus de cinquante pour cent des routes. Les jumeaux sont donc bien renseignés sur la baisse des GES, même s’ils sont loin d’en connaître beaucoup sur les questions relatives à l’élevage. Leurs cousins israéliens du Kibboutz Ketura, lors d’un récent séjour en Israël, leur avaient fait goûter le dernier produit de la société Aleph Farms, une tranche de poulet de synthèse directement produite avec son accompagnement de légumes verts.
Pour l’heure, c’est Tsiporah qui va aider ses enfants à finir leur exposé en 3D. La célèbre universitaire, créatrice des hololivres sur « la nature en Région Paris-Mer » aurait un peu de temps après sa séance de dédicaces au Technopôle Brest-Iroise à l’autre bout de la Région. Le T3GV (train à très très grande vitesse) relie désormais Paris à Brest en vingt minutes. Dans la perspective de ce voyage, elle se répète en souriant le slogan de la RATPM – Régie Autonome des Transports Paris-Mériens : « Paris-Brest, c’est plus que jamais du gâteau ! »
Le week-end va être de courte durée puisque, dimanche, elle va préparer son rendez-vous du lendemain avec Claude Deschamps, le coordinateur de la Ferme-République. Cette obligation professionnelle ne l’enchante guère. Cet élu régional du parti terriste en charge du projet Ferme-République s’est contenté de rendre pérenne un vieux projet éphémère des années deux mille dix, que la Région vient d’exhumer, BiodiversiTerre, mis en œuvre en 2017, par un certain Gad Weil, organisateur d’événements. Elle est néanmoins heureuse de retrouver les animaux de la ferme dont les livres papiers de son enfance lui racontaient à quel point ils faisaient partie de la vie des « fermiers » d’antan.
Elle demande donc aux enfants de lui projeter leurs exposés de leur chambre au salon pour éventuellement pouvoir le corriger pendant que le repas de Shabbat se prépare tout seul en cuisine.
Les exposés de ses enfants lui remettent en mémoire les angoisses existentielles de ses propres parents quand, encore adolescente, elle entendait les débats sans fin sur le risque du dérèglement climatique. Elle avait participé aux marches sur le climat initiées par Greta Thunberg. Puis le parti climatiste l’avait finalement emporté à pratiquement toutes les élections des pays démocratiques sur la planète. Sous l’impulsion de l’Alliance Climatiste Internationale avaient été mises en œuvre des solutions drastiques. Désormais la permaculture et la polyculture s’étaient substituées à la monoculture qui détruit les sols. Les régimes qui favorisaient la déforestation avaient été battus à toutes les élections, ce qui avait permis la renaissance des forêts pluviales. La Terre avait donc une capacité inouïe de résilience puisque les glaciers se redéveloppaient, les saisons étaient de nouveau régulées. Bien sûr, on avait continué à se déplacer en avion mais un nouveau biocarburant limitait strictement les émissions de CO². On avait retrouvé les bateaux à voile, également alimentés par des éoliennes de bord. La plupart des habitants du monde portaient désormais des vêtements en filets de pêche et déchets de microplastique puisés en mer. Une garde internationale des rangers avait fini par quasiment annihiler les braconniers.
En achevant la lecture des exposés de ses enfants, Tsiporah les trouve quelque peu triomphalistes… Et pourtant, la plupart des avancées de cette belle année 2063 avaient été pensées ou expérimentées 40 ans plus tôt.