Le jour de l’an 2023, Internet fête ses quarante ans. Sa naissance est généralement reconnue le 1er janvier 1983, lorsque le projet de recherche du militaire américain ARPANET a adopté le système TCP/IP qui permettait, pour la première fois, aux ordinateurs de communiquer dans un langage universel. Cette invention est passée largement inaperçue à l’époque mais, aujourd’hui, personne ne doute de son impact extraordinaire sur le monde. À quarante ans, Internet atteint l’âge qui symbolise la sagesse et la maturité. Une génération entière s’est écoulée depuis sa naissance, et ses conséquences révolutionnaires ne cessent de se manifester. À cet égard, si l’on se projette dans quarante ans, on peut se demander quel développement ignoré aujourd’hui aura bouleversé le monde en 2063.
Notre époque assiste à une accélération inouïe de la vitesse et de l’étendue de la communication, et à une prolifération massive de l’information : avec nos smartphones, à tout moment, nous avons accès à plus d’informations que n’en a jamais contenues la bibliothèque d’Alexandrie, tout comme nous pouvons partager un message autour du monde en un instant. La révolution digitale a radicalement transformé nos modes de communication et notre rapport au savoir même, et elle touche aux relations les plus profondes de la vie humaine. C’est une expérience que nous vivons en temps réel, et nous avons tardé à reconnaître ses conséquences. En quarante ans, les humains du monde entier sont subitement devenus des internautes, avec tout le bien qu’Internet nous a apporté, et tous les maux qu’il nous a infligés.
La liberté d’expression est aujourd’hui confrontée à des enjeux posés par la technologie et ses nouveaux moyens de communication et d’expression. Si, au cours de la révolution digitale, nous avons observé une prolifération d’informations sans précédent dans l’Histoire, qui permet de s’exprimer presque sans réserve, comment se fait-il que la liberté d’expression soit menacée à notre époque ? Longtemps, les débats concernant la liberté d’expression concernaient la parole et le texte écrit : il fallait de l’audace pour s’exprimer honnêtement et librement, des moyens pour diffuser son message, et une protection légale en cas de dispute. Aujourd’hui, c’est surtout Internet qui constitue l’espace de la contestation des idées, où la masse illimitée d’informations manque de filtrage. On peut y trouver tout et n’importe quoi : le savoir scientifique, les œuvres complètes de Shakespeare ou Platon, et les actualités du monde entier, à côté de la « preuve » de chaque théorie de complot, chaque mensonge, et chaque élément de fake news imaginable. La libre expression en ligne donne parfois l’impression de crier du fond de l’abîme.
Si la liberté d’expression est profondément liée à la technologie de chaque époque, le raisonnement qui insiste sur ce droit fondamental n’a guère changé depuis l’époque des Lumières. Dans son Traité théologico-politique de 1670, Baruch Spinoza définit la liberté d’expression comme la conséquence logique de la libre pensée : « Si chacun, par un droit imprescriptible de la nature, est le maître de ses pensées, explique-t-il, on ne pourra jamais dans un État essayer, sans les suites les plus déplorables, d’obliger les hommes, dont les pensées et les sentiments sont si divers et même si opposés, à ne parler que conformément aux prescriptions du pouvoir suprême. » 1 L’impossibilité de contrôler la pensée d’autres êtres humains fait de la libre pensée un fait naturel. De la libre pensée dérive la liberté d’expression. Si la pensée de l’être humain est autonome, il est donc juste que l’on puisse s’exprimer librement et sans contrainte. Par conséquent, pour Spinoza, sera injuste le gouvernement qui « refusera aux citoyens la liberté d’exprimer et d’enseigner leurs opinions », tandis qu’un gouvernement juste respectera la liberté d’expression de ses citoyens.
Ce n’est pas Spinoza qui a découvert la laïcité. Mais l’essentiel de son raisonnement en faveur de la tolérance pour la libre expression des autres conduit finalement à la laïcité, telle qu’elle se forge deux siècles plus tard dans la France républicaine, ou bien dans la séparation de l’État de toute autorité religieuse stipulé par le premier amendement de la Constitution des États-Unis. Quelle idée durable, simple, et élégante que la liberté d’expression ! Malgré tous les changements historiques, politiques et technologiques qui sont intervenus, cet argument en faveur de la liberté d’expression est tout aussi solide aujourd’hui qu’il y a trois cent cinquante ans.
Spinoza envisageait la question de la liberté d’expression selon la perspective des vérités éternelles, au-delà de toute perspective historique, mais la réalité concrète de la liberté d’expression s’articule en fonction des conditions matérielles et technologiques. Pour lui, Juif expulsé de la communauté juive d’Amsterdam, il s’agissait de l’accès à la presse et du droit à faire circuler ses idées – lesquelles indignaient les autorités gouvernementales et religieuses. La liberté d’expression s’assimile alors à un choix entre deux alternatives : bannir un livre et exiler son auteur, ou bien tolérer des idées que l’on trouve désagréable.
Dans De la liberté, en 1859, John Stuart Mill soutient que l’être humain a le droit de s’exprimer autant qu’il veut, sauf si cette parole contrevient aux droits des autres. Mill évoque la circulation des idées dans le public par la métaphore du libre commerce, où la diversité des idées qui sont disponibles sur le marché permet au public de choisir les meilleures. C’est Oliver Wendell Holmes, juge de la Cour suprême américaine qui, en 1919, formule l’expression « le libre marché des idées » pour évoquer l’importance de la liberté d’expression même quand il s’agit d’un discours critique de l’État : plus il y a d’idées qui circulent dans l’espace public, plus il y a de chances que les meilleures remontent à la surface.
On peut se demander si les idées sont « vendues » aujourd’hui sur la place publique comme des tomates ou des poireaux, et si cette rhétorique du « libre marché » n’a pas dépassé sa date de péremption. Nous échangeons de plus en plus d’idées hors de l’espace public, dans les espaces virtuels que sont les réseaux sociaux et les sites de toutes sortes. Si nous marchandons nos idées comme nous vendons des produits alimentaires, nous risquons d’adjuger la libre expression au plus offrant. Pire encore, nous risquons de confondre la liberté de l’espace public avec les espaces virtuels qui sont gérés et structurés par des entreprises motivées par les profits et non par le bien commun. Dans les quarante ans à venir, il faudra ainsi reconceptualiser l’espace de la libre expression à l’aune de son articulation digitale.
Quelle invention qui passe inaperçue aujourd’hui aura porté ses fruits dans quarante ans, en 2063, après qu’elle aura eu le temps de mûrir ? Nul ne le sait. Dans « Le Possible et le réel », Henri Bergson analyse ce qu’il décrit comme « la création continue d’imprévisible nouveauté » qu’il observe partout dans l’univers 2. Il raconte comment, pendant la Première Guerre Mondiale, des journalistes lui posaient des questions qui manifestaient leur inquiétude pour le futur. En particulier, ils étaient préoccupés par l’avenir de la littérature. Bergson se souvient d’un journaliste qui lui a demandé : « Comment concevez-vous, par exemple, la grande œuvre dramatique de demain ? » ; à quoi il aurait répondu : « Si je savais ce que sera la grande œuvre dramatique de demain, je la ferais ». Le futur n’est pas écrit dans les astres, et demeure imprévisible, même pour le philosophe émérite.
Le futur n’est pas soumis à un destin fixe, et l’avènement de la nouveauté « aura été » possible au moment où elle est réalisée. « Le possible est donc le mirage du présent dans le passé », explique Bergson : « Dans notre présent actuel, qui sera le passé de demain, l’image de demain est déjà contenue quoique nous n’arrivions pas à la saisir. Là est précisément l’illusion ». La nouveauté est tout aussi imprévisible qu’elle est constante, et les découvertes d’aujourd’hui pourraient inopinément transformer notre monde de demain, tel que l’a fait Internet il y a une génération. Le développement d’une nouveauté ne paraît possible ou nécessaire qu’après-coup, c’est-à-dire rétrospectivement – tout comme Internet a inauguré une réalité qui aurait été impensable il y a quarante ans mais nous semble désormais une nécessité.
De la même façon, d’ici quarante ans, la liberté d’expression se heurtera à d’autres enjeux, d’autres possibilités technologiques qui sont aujourd’hui imprévisibles. Quoi qu’il en soit, ce même impératif de cultiver la libre pensée, ce besoin constant d’adapter la liberté d’expression aux défis particuliers de son époque, rien de cela ne s’éclipsera.
1. Baruch Spinoza, Traité théologico-politique, trad. Émile Saisset, Charpentier, 1861, chap. XX, 322
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2. Henri Bergson, « Le Possible et le réel », in La Pensée et le mouvant, Paris, Presses Universitaires de France, 1938, 99.
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