Former la relève

“Tout le monde sait comment on fait des bébés. Mais personne ne sait comment on fait des papas”

Papaoutai, de Stromae

Pascal Monteil,  ”Mon Dieu, mon Dieu dans quel monde m’as-tu jeté !”
Photo : Célia Pernot – Exposition du 9 avril au 7 juin 2022 à la galerie Regala, Arles.

Comment faire des disciples  ?

Assé lékha rav, עשה לך רב
« Choisis-toi un maître » (Pirké Avot 1,6).

On connaît bien cette injonction de la tradition juive. Mais si chacun doit se choisir un maître, qui choisit ses disciples ? Un peu à rebours de la chanson de Stromae, il semble que «tout le monde sait comment on fait des maîtres, mais personne ne sait comment on fait des disciples».

De fait, il n’est pas si simple de se trouver des disciples, élèves, aides, collaborateurs ou conseillers, qui ont vocation un jour à prendre la suite, spirituellement ou institutionnellement.

Au moment de réfléchir à la notion de leadership, c’est même ce qui me vient d’abord à l’esprit : quelle grande cheffe, quel grand chef, sans la sélection, la formation et l’émancipation de disciples, ou d’enfants spirituels ?

C’est l’un des écueils des successions, en affaires ou en politique, que de créer le vide autour de soi, de ne pas prévoir la suite, bien qu’une succession réussie soit rarement un legs ou un héritage.

Dans la tradition talmudique, il y a une pensée et une méthode de raisonnement propres à chaque cour même si le hassidisme a parfois eu recours à l’héritage dynastique comme modèle de désignation des héritiers, tout en favorisant paradoxalement l’émulation intellectuelle au sein des élèves. L’émulation, et aussi une forme de disputation, de controverse théologique, la fameuse makhloket. Une sorte d’obligation de désaccord et de dispute, intrinsèque à la recherche de la vérité et à l’édification des disciples. Non seulement le maître dispute-t-il des points d’interprétation avec ses confrères, mais ses propres disciples ont une injonction de lui porter la controverse, à l’image du fils « sage » (mais aussi de son double « contestataire ») dans le récit de la Haggada de Pâque. Il n’est pas jusqu’à la figure divine qui ne soit susceptible de défi intellectuel. Et j’ai souvenir d’un épisode du Talmud où les rabbins font dire à Dieu, dans «un rire», que ses élèves «l’ont vaincu». Cette figure de l’élève qui conteste en argumentant, jusqu’à parfois l’emporter, est clé. Elle n’est pas contradictoire avec l’obéissance due aux décisions du chef mais suppose la confrontation des points de vue, le débat et l’argumentation.

Parmi les héros bibliques, on voit à quel point la tentation de l’isolement est forte et celle de transmission problématique. Le leader par excellence, celui qui fait quitter la servitude, entrer en Terre promise et en religion un peuple qui ne se constitue sans doute véritablement que dans cet acte fondateur, presque contre son gré et en multipliant les rebuffades, Moïse lui-même, aborde difficilement cet exercice et ce moment de l’histoire juive. Tout en créant une classe de prêtres, et une direction hiérarchique, ce n’est que sur le conseil de son beau-père Jethro, qu’il entreprend de former un successeur, et avec difficulté. Ce sera Josué. Mais en un sens, n’est-ce pas tout le peuple hébreu, et ses leaders successifs, qui sont les disciples de Moïse, de génération en génération ? De manière plus immédiate et un peu anachronique, on peut aussi considérer que Moïse forme différents « cadres », dont son propre frère Aaron. Par contraste avec un peuple décrit comme agité et rebelle, ces « cadres » sont décrits comme à même de faire valoir des avis ou des voies différents au chef. Contestation n’est pas indiscipline.

Le chemin est étroit, peut-être, mais il me semble que c’est le seul : il n’y a pas de formation de la relève sans l’encouragement d’une forme de liberté, voire de divergence. C’est, pour ma part, l’un de mes critères de sélection : une capacité à penser librement, à ne pas être toujours d’accord avec moi, à savoir me porter la contradiction. Et je suis toujours stupéfait quand je croise des « patrons » dont personne dans les équipes ne vient jamais disputer les idées. C’est toujours pour moi un signe avant-coureur de faillite. Une faillite qui peut même précéder la succession.

Car je pense que c’est l’une des questions qui me préoccupe le plus dans la construction quotidienne de mon travail : comment former des équipes qui, un jour, ont vocation à prendre la suite, ou à faire tout autre chose, tout en prolongeant, dans un domaine ou dans un autre, le sens de mon engagement d’élu ? Et comment encourager une forme de contestation qui soit constructive, en permettant de mieux atteindre les objectifs assignés ou de les revoir s’ils ne sont plus pertinents, sans remettre en cause l’adhésion à un projet commun ? Si c’était facile, cela se saurait. Et ce ne serait pas un travail quotidien, avec des erreurs, souvent. Mais c’est le prix de la réussite, aujourd’hui. Et demain.

Je suis très admiratif des leaders qui ont su inspirer une génération de leaders après eux et dont les anciens collaborateurs continuent à se voir, à estimer faire partie d’une même famille spirituelle, en partageant davantage que des bons souvenirs ou même une méthode de travail, mais bien souvent aussi une éthique, des aspirations et parfois des engagements communs qui se poursuivent longtemps après le retrait de leur figure tutélaire.

Ce n’est jamais le fruit d’un hasard, c’est toujours la combinaison d’une personnalité forte, qui marque par le poids de ses idées, par un langage unique et une conviction propre, avec la volonté plus ou moins consciente de transmettre, en formant et en entraînant les autres et, pour cela, de leur accorder une attention qui déborde la nécessité de service ou même une éventuelle amitié. Et qui laisse une place à l’affirmation d’idées divergentes, à des formes d’expression différentes, à un style distinct et propre. Bref, à la fois une manière de penser commune et distinctive et des conclusions ou des expressions qui peuvent s’opposer et se confronter.

C’est même, pour moi, le signe distinctif du leader : celle ou celui qui a su « faire école », pas sur le modèle impersonnel du chef charismatique, de l’autorité incontestée, ou du gourou qui ne connaît pas ses émules mais bien sûr celui de l’enseignante ou de l’enseignant, investissant dans ses élèves en les encourageant à le défier, avec l’espoir de les voir le dépasser.

En un sens, être un leader, c’est savoir en permanence former la relève, c’est-à-dire encourager la contestation et travailler à son propre remplacement ! Il faut le vouloir. Et le pouvoir.