Il y a forcément quelque chose

L’édito de la rédaction

Il n’y a pas de fumée sans feu, qu’on vous dit. Toutes ces histoires de manipulations, de complots, de conspirations, tous reliés les uns aux autres, forcément, vous semblent absurdes mais, tout de même, ça en fait des signes tout ça. Il doit bien y avoir quelque chose là-dessous, non ?

Et bien… en fait, non, désolé. C’est décevant, c’est sûr, mais cet empilement de pistes, cet agrégat de soupçons souvent contradictoires entre eux et qui n’ont la force que de l’accumulation, tout cela ne crée toujours pas une vérité.

Dans un monde globalisé et désorienté, on cherche le Nord où on peut. Dieu est mort ou à l’agonie pour une partie du monde, quand une autre, non moins nombreuse, retrouve dans la religion la plus fanatisée un secours face à l’abyssale inintelligibilité du monde. Il ne manque plus que la fin des grandes idéologies, et le besoin de croire semble devoir trouver de nouveaux objets parmi lesquels figurent en bonne place les théories du complot.

Si le complotisme existe probablement depuis aussi longtemps que l’humanité elle-même, la nouveauté réside dans la formidable capacité de diffusion que nous offrent aujourd’hui les nouvelles technologies. On retrouve ainsi, peu ou prou, les mêmes théories tout autour du globe (ou sur toute la surface du disque terrestre, selon vos croyances), dans des cultures aussi diverses que dispersées.

S’appuyant souvent sur des éléments réels, les théories du complot excellent dans l’art de tisser ensemble en un patchwork effrayant quelques vraies manipulations, quelques complots authentiques, pour composer cette pièce immonde dans laquelle tout concourt au même objectif de domination et de destruction du monde.

Accompagnant la montée du populisme politique, les théories du complot partagent avec lui cette façon de flatter l’ego de « celui qui a enfin compris » ce que les autres ignorent. Ces nouveaux « élus » font œuvre d’un prosélytisme qui n’a d’égal qu’une imagination prolifique nourrie du nombre croissant de nouveaux adeptes et de la masse de leurs « découvertes ».

Ainsi le recrutement de nouveaux « croyants » vient-il renforcer encore la conviction qu’il se trame forcément quelque chose d’énorme. Avec QAnon, mouvement crypto-mystique qui a pris, en quelques années de présidence Trump, une dimension planétaire, les théories du complot se parent d’un habit religieux et d’une mission : celle de sauver l’humanité d’un gang d’hommes-lézards assoiffés de sang et de chair d’enfants. Une mission si juste et fondamentale qu’elle peut justifier d’aller tuer ou se faire tuer au Capitole.

Les Juifs n’ont qu’une trop longue expérience de ces délires, eux qui, depuis des siècles, sont l’objet des accusations les plus fantasques mais aussi les plus meurtrières. Et s’il est une chose que nous avons apprise de cette histoire lugubre, c’est qu’il est vain de tenter de raisonner un adepte des théories du complot.

Comme dans un procès-spectacle de la télévision américaine, « tout ce que vous direz sera retenu contre vous ». Que vous tentiez d’apporter la contradiction à un complotiste, c’est là la preuve suffisante que vous faites partie du complot. Car l’inextricable sophisme du complotisme réside aussi dans cette idolâtrie du secret au mépris de la vérité : l’absence de preuve devient la preuve ultime que l’on vous cache quelque chose ; et la vérité se retrouve ainsi reléguée au rang d’opinion.

Dans ce numéro de Tenou’a, des penseurs, des chercheurs, des rabbins et des artistes pensent avec nous ce monde parallèle et nouveau, pour le comprendre et prendre un peu de hauteur.