Impératifs !

© Michaël Amzalag photographed by Rafael Usubillaga in front of “Lion vis-a-vis Tiger at Deyrolle” by William Rolf, 2020

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Message à une ancienne addict

TANIA ROSILIO

Ta madeleine de Proust a l’allure
d’un flacon de plastique blanc
au design minimaliste. 500 ml
et un bouchon coloré qui fait la
différence.
Natural formula Moistuiring and
styling hair cream.

Le reste c’est de l’hébreu et la
promesse de lendemains qui
chantent.

Quand es-tu arrivée à faire de
ce périple en Superpharm un
incontournable de tes séjours de
jeune touriste ? Tu as tout oublié.
Pas l’odeur, mi-lessive assouplissante
mi-parfum de fleurs bon marché qui
embaume tes sorties d’adolescente.

Natural Formula, c’est le nombre
de jeans et sandales sacrifiés pour
en emplir ta valise au retour des
vacances. Un max. Pour les copines.
Comme dans un sketch Ikea.

Natural formula, c’est un peu ton
cache-misère. D’Israël il te manque
la langue, mais tu en as la tignasse
et tu en joues sans dire mot dans la
rue, juste pour que l’on te parle en
hébreu.

Natural formula c’est le silicone de
ta jeunesse, la crème qui colle à ton
insouciance.

Tu as 40 ans, ta chevelure n’est pas
plus disciplinée. Mais tu laisses ton
coiffeur l’embarquer dans un bain
de botox. Qu’importe la promesse,
pourvu que l’on y croie.

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C’est quoi ça ?

NATHANAËL ROUAS

Non mais attends, c’est quoi ça ?
Ça.
Là.
Putain…
Pas maintenant, pas à moi.
Pas par un beau matin de printemps,
comme ça, sorti de nulle part, sans
prévenir, sur un fond de Bill Withers en
train de chanter A lovely day.
Je suis trop jeune.
Je veux pas du tout passer le cap moi. On
m’a pas demandé mon avis.
Je veux continuer à être insouciant, à
m’amuser, à être sur la phase ascendante de
ma vie.

J’ai envie de pouvoir tomber amoureux
d’une fille qui n’a aucun rapport avec moi
sans me poser la question de savoir si elle
peut être la mère de mes enfants. J’ai encore
envie de commander une dernière tournée
de shots à 4 heures du matin en pensant
que c’est une super bonne idée, et de me
lever à midi le lendemain sans me dire que
je déconne. J’ai envie de pouvoir me barrer
d’un boulot sans avoir peur de ne pas en
trouver un autre derrière.

Je veux pas mettre de cravate, je veux
pas mettre de costume, je veux pas être
prudent, je veux pas être fatigué, je
veux pas faire attention, je veux pas de
responsabilités.
J’ai encore plein de choses à faire dans la
vie et je ne veux pas qu’elle commence à
s’arrêter.
Mais en m’approchant du miroir, je suis
bien obligé de l’accepter.
Ça y est.
J’ai un putain de poil blanc dans la barbe.

Dans la tête de Nathanaël, le jour de ses 32 ans, 3 mois et 12 jours.

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J’ai un problème avec mes cheveux

TALILA

Il n’y a pas longtemps, j’ai lu un petit livre très drôle de Nora Ephron dont le titre m’avait attirée : J’ai un problème avec mon cou. J’ai, moi aussi, un problème avec mon cou mais plus encore avec mes cheveux. En effet, ils sont frisés à la métèque, mais ni d’Afrique ni d’ailleurs. Ils n’ont aucune identité reconnaissable et, depuis mon adolescence, je fais des efforts surhumains pour tenter de les occidentaliser, de leur donner un brillant civilisé. Les coiffeurs qui se penchent avec plus ou moins de bienveillance sur mon « problème » ont toujours ce même air dubitatif et désolé devant le spectacle navrant qu’offre ma chevelure :
« – Le cheveu frisé est un cheveu malade
– Il faut le nourrir.
– Qu’est-ce qu’il boit, votre cheveu !
– Utilisez-vous les bons produits ? »

Évidemment ils essaient de me fourguer tout ce qu’ils ont en magasin, de l’huile miraculeuse au shampooing hyper-nourrissant. J’ai tout essayé : des produits africains vendus par les chinois de Château Rouge aux élixirs sophistiqués et ruineux dont on parle dans les magazines féminins les plus chics : rien n’y fait. Mes cheveux font de la résistance et refusent la naturalisation, ils veulent rester ce qu’ils sont : frisottés et crépus, botte de foin ou balai O-Cédar, c’est selon.

Quelques-unes de mes amies aux cheveux raides et soyeux, qui ont ce si joli mouvement de la tête pour remettre une mèche en place, ne comprennent pas mon acharnement et trouvent même de la beauté à cet amas broussailleux qu’elles tentent elles-mêmes d’obtenir en utilisant force bigoudis et fers à friser. Nous discutons âprement à ce sujet et j’avance toujours ma batterie d’arguments : l’impossibilité de se coiffer, la nécessité, à partir d’un certain âge, de ne plus apparaître comme une vieille étudiante ébouriffée. Mais je sens bien qu’elles me reprochent de vouloir me fondre dans la masse, de blanchir mes origines, lisser mes aspérités. Je me souviens jusqu’à aujourd’hui d’une camarade d’école communale, coiffée d’anglaises impeccables et bondissantes retenues par un ruban de côté, sorte de mélange réussi du lisse et du contourné, et qui plus est très bonne élève, surtout en calcul. J’en ai oublié beaucoup d’autres, mais elle, qui se prénommait Monique, je la revois très distinctement : elle a dû rester dans ma mémoire comme un idéal où se mêlent confusément réussite capillaire et excellence scolaire, sans compter que ses parents étaient boulangers- pâtissiers avenue de Clichy et qu’elle devait ingurgiter, autant qu’elle le désirait, des montagnes de gâteaux crémeux. J’enviais ses cheveux, ses gâteaux, sa jolie boulangerie-pâtisserie si française. J’ai réglé sans trop de difficultés le problème des gâteaux mais il me reste toujours celui de mes cheveux qu’il me faudrait peut-être soumettre à quelqu’un d’autre qu’un coiffeur.