Israël : “L’impression que quelque chose est brisé”

Sefy Hendler est historien de l’Art, ancien directeur du département d’Histoire de l’Art de l’Université de Tel Aviv. Après des études initiales en droit, ce spécialiste de la Renaissance et du baroque italiens a aussi été correspondant à Paris des quotidiens israéliens Maariv et Yediot Haharonot. Pour Tenou’a, il revient sur le vaste mouvement de contestation de la réforme de la justice qui déferle depuis janvier dans les rues d’Israël.

© Damien H Ding, And He Wept…, Egg tempera on aluminum, 30,48 x 30,48 cm Courtesy Braverman Gallery, Tel Aviv

Antoine Strobel-Dahan Vous vivez en ce moment une année sabbatique entre la France et l’Italie, comment observez-vous la situation en Israël avec la distance géographique ?

Sefy Hendler C’est très dur, il m’est arrivé de ne pas pouvoir dormir et je croyais être le seul mais non. Les Israéliens, qu’ils soient à Tel Aviv, à Petah Tiqva, à Paris ou à New York, sont vraiment très inquiets. Nous connaissons ce sentiment, que nous ressentions, hélas, au moment des guerres, des vagues d’attentats ou des intifadas. Mais là, c’est très surprenant qu’un processus politique interne ait une telle répercussion sur nos vies. Je suis israélien, bien ancré à Tel Aviv où j’ai choisi de vivre, et l’essentiel de ma carrière universitaire s’est déroulée sous Nétanyahou jusqu’ici. Politiquement, je n’ai jamais caché mes engagements mais jamais je n’ai été aussi inquiet qu’aujourd’hui.

ASD Que change pour votre ressenti le fait qu’il s’agisse de tensions internes à Israël et non d’un conflit externe comme Israël en a souvent connu ?

SH Je ne me souviens plus à quel leader arabe on attribue cette idée qu’une fois que les pays arabes qui entourent Israël qui, alors, étaient des ennemis, relâcheront la pression extérieure, la société israélienne exploserait. J’ai toujours regardé ça en me disant que c’était de l’ignorance et j’avoue que ces derniers mois, après 75 ans d’indépendance formelle, sans pour autant souscrire à cette thèse, il me semble que les tensions internes sont arrivées à un point tel que l’existence du projet sioniste est en danger. Je crois que le sentiment d’inquiétude vient de là : de cette impression que quelque chose est brisé qui sera difficilement réparable.

ASD Ce phénomène de sociétés qui se déchirent n’est pas propre à Israël aujourd’hui et la rhétorique employée, sur « l’oligarchie ashkénaze » par exemple, n’est pas sans rappeler certains discours entendus au Brésil, aux États-Unis, en Inde, en Turquie, etc. Cela ne dit-il pas simplement qu’Israël est devenu un pays comme les autres ?

SH Nous vivons un moment où les tensions au sein des sociétés, que ce soit aux États-Unis, au Royaume-Uni, en France, en Turquie, en Iran, sont accentuées, on parle beaucoup de phénomènes de polarisations liées aux réseaux sociaux, soit. Mais je pense qu’il y a une particularité israélienne liée au fait qu’il s’agit de l’État juif. Au cours de la courte histoire de l’État d’Israël, on pensait que la grande question de l’avenir du pays était « qui est juif ? » Et on a répondu à cette question, d’une façon certes contestable, avec la Loi du Retour. Il y a la halakha [la loi juive] et la mainmise d’une orthodoxie sur l’appareil d’État mais, en contrepartie, il y a la Loi du Retour – on peut ne pas être considéré comme juif par le rabbinat orthodoxe d’Israël mais avoir assez facilement son passeport et faire son alyiah [immigration en Israël]. En ce moment, on est en train de comprendre que la grande question est « qui est israélien ? » Qu’est-ce que cela veut dire d’être israélien ? Qu’est-ce qui nous lie comme pacte civique ? Bien évidemment, ceci est lié de façon intime à la question juive puisqu’Israël est un État juif. Mais la question de savoir si on va désormais tirer ce pacte vers une position nationale et religieuse extrême ou si on va trouver un compromis, un mécanisme pour redéfinir la question israélienne est le terrain plutôt inconnu sur lequel tout se joue.

ASD On a vu émerger depuis janvier un engagement politique et citoyen qu’on avait rarement observé, notamment d’une partie de la société israélienne qui avait plutôt tendance à ne s’exprimer que rarement. Qu’est-ce qui a fait sortir ces Israéliens dans la rue en 2023 ?

SH Il y a eu de grandes manifestations qui ont marqué l’histoire d’Israël : le grand mouvement de la droite nationale et nationaliste contre le désengagement de Gaza, l’immense manifestation contre la première guerre du Liban qui a fini par renverser le gouvernement Begin, la tragique manifestation pour la paix avec l’assassinat de Rabin en 1995, ou la révolte sociale de 2011. Mais il est vrai que là, nous assistons à la plus importante vague de manifestations depuis la création de l’État d’Israël. Selon un sondage récent, 19 % des Israéliens ont participé à au moins l’une des manifestations depuis janvier, donc au moins deux millions d’Israéliens – et cela ne faiblit pas. Désormais, la droite a compris que le terrain est totalement occupé par les opposants à ce coup judiciaire, et tente de contre-manifester. L’argument qui dit que ces manifestations sont le fait d’une gauche qui ne supporte pas de perdre les élections me semble très faible, parce que cela fait bien longtemps que la gauche perd des élections en Israël et que ce n’est jamais arrivé. Je crois plutôt que la volonté de Nétanyahou et de ses alliés ultraorthodoxes et nationalistes de redéfinir le pacte israélien a fait comprendre à pas mal de gens qu’ils sont en train de perdre le contrat qui les lie à l’État d’Israël. Comme nous n’avons pas de Constitution, le seul vrai contre-pouvoir institutionnel est la Cour suprême. Si on touche à la Cour suprême, les gens commencent à craindre réellement que leurs libertés civiles soient en danger. La question qui était jusque-là toujours « pour ou contre Bibi » est devenue « pour ou contre la démocratie » et c’est ceci qui a réuni une foule beaucoup plus large, laquelle est tout de même parvenue à arrêter un processus législatif qui, a priori, avait les voix pour passer à la Knesset.
Contrairement à ce qui est dit par la droite, ce ne sont pas des manifestations d’Ashkénazes uniquement. Il y a toujours eu un problème ashkénaze-séfarade en Israël mais là, les organisateurs sont très attentifs à donner la parole surtout à des Séfarades.

ASD Pour autant, les pro-réformes expliquent que c’est une réforme « pour la démocratie » parce que ces juges non-élus ont un pouvoir sur les lois votées par les élus du peuple. Qu’en dites-vous ?

SH Avant d’être historien de l’art, je suis juriste. Les juges sont nommés selon la loi par un processus qui a été mis en place principalement sous la pression de l’opposition de droite de Menahem Begin qui ne donne pas au politique le contrôle total. Les lois fondamentales permettent à la Cour suprême d’examiner les lois jusqu’à pouvoir les faire annuler. Donc tout ceci me semble très contradictoire : Nétanyahou, le premier ministre qui a été en poste de la façon la plus longue de l’histoire du pays, découvre d’un seul coup qu’il ne peut pas gouverner et que le seul obstacle à la réussite d’Israël est la Cour suprême. Je l’ai pourtant entendu, durant la campagne, expliquer qu’Israël sous Nétanyahou était prospère, que l’économie se portait bien, qu’il avait signé des accords de paix. Je suis très heureux de tous ces acquis pour l’État d’Israël mais je suis confus : tout ceci n’a-t-il pas été réalisé avec la même Cour suprême ? Si vraiment la Cour suprême crée un blocage institutionnel tel qu’on ne parvient pas à gouverner, comment a-t-il accompli tout ça ? Je remarque que les vrais problèmes pour la stabilité économique et monétaire ont débuté lorsque ce projet a été annoncé – pourtant le dollar, l’euro et Moodys ne sont pas de gauche extrême. Et c’est sans doute pour ça qu’il y a aujourd’hui un si large consensus des spécialistes, de la gauche au centre-droit, pour dire que c’est une très mauvaise réforme.
Je voudrais ajouter que, si Israël n’a pas de Constitution, c’est parce que la première assemblée constituante a renoncé aux privilèges que lui accordait la Déclaration d’Indépendance pour devenir une chambre normale. Le processus graduel mis en place voulait respecter cette tradition juive de toujours discuter, encore et encore, jusqu’à parvenir à un certain compromis – il suffit de lire le Talmud pour savoir que ce fonctionnement n’a pas 75 ans… Et là, en trois mois, on remet tout en cause avec brutalité et empressement.

ASD La pause qui a été annoncée par le Premier ministre est censée prendre fin cet été. Pensez-vous que ce processus va reprendre alors ou que ce projet de loi est enterré ?

SH Il est toujours difficile de dire ce qui va se passer mais il est remarquable qu’un ensemble d’institutions extrêmement puissantes sont parvenues à bloquer la réforme : la rue, le secteur high-tech, les banques, les États-Unis et l’armée, tous ont dit « stop ». Dans une société civile et démocratique, c’est ainsi que les choses se passent. Se baser sur une définition stricte de la démocratie comme majorité à la chambre sans en embrasser une définition plus large est une voie dangereuse. Nétanyahou fait donc face à un vrai dilemme : s’il arrête ce projet, les fissures de sa coalition apparaîtront rapidement mais, pour autant, je ne suis pas convaincu qu’il ait le pouvoir d’aller de l’avant. D’autant que la pression économique – la vie déjà très chère en Israël devient encore plus chère – ne retombera pas tant qu’on demeure dans cet entre-deux, dans ce ni oui ni non. Nétanyahou s’est mis dans une situation extrêmement délicate alors même que son procès se poursuit.

ASD Éloignons-nous un peu de la réforme et de sa contestation : nous venons de célébrer les 75 ans d’Israël. Quel avenir souhaitez-vous pour l’Israël de vos enfants et de vos petits-enfants ?

SH J’aimerais voir un Israël doté d’une constitution, même a minima ou, à la limite, avec la Déclaration d’Indépendance, qui est un très beau document qui garantit les droits des minorités, la liberté religieuse et l’égalité, reconnue comme la loi fondamentale du pays. Nous avions tendance à penser jusqu’ici que, même sans constitution, nous parvenions avec cette tradition du débat juif, à faire avancer les pays et respecter les droits, mais nous comprenons maintenant que cela nous manque vraiment. J’aimerais donc voir un tel document être adopté, qui respecte tout le monde, ne soit pas radical. Nous avons tant de valeurs, comme celles des prophètes d’Israël, qui peuvent être acceptées par une importante majorité, que cela pourrait constituer un processus d’apaisement et ouvrir la porte à un nouveau pacte civil et démocratique. Parce que si on continue à tenter de passer en force, alors oui, on risque vraiment l’avenir d’Israël. Certes je ne vois pas comment Nétanyahou et ses alliées pourraient offrir ça à la société israélienne, mais Israël a tout de même une population jeune, une économie forte, et une situation géopolitique bien plus favorable qu’il y a 30 ou 40 ans. Donc je pense que c’est possible et que les deux tiers des Israéliens peuvent s’accorder.