Jeunes, juives, et révoltées

Place de la République, un dimanche de printemps. Je passe devant la statue qui a vu défiler tant de luttes ces dernières années. Des combats antiracistes, féministes, anticapitalistes, écologiques, souvent portés par des visages jeunes et empreints d’espoir. Pourtant, une question lancinante revient lorsqu’on évoque ces mouvements : quelle place y occupe la lutte contre l’antisémitisme ? J’ai justement rendez-vous avec le collectif ORAAJ – Organisation Révolutionnaire Antiraciste Antipatriarcale Juive – qui milite pour faire exister ce combat à l’extrême gauche. Portrait.

De gauche à droite : Leyla, Alexia, et Milena – photo par Lucie Spindler
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Faire exister la lutte contre l’antisémitisme dans les espaces militants à gauche

Tout commence par une expérience personnelle. Une prise de conscience intime, qui a poussé Milena, Alexia et Leyla à s’engager au sein de ce collectif. Chacune à leur manière, elles ont expérimenté une invisibilisation de leur judéité dans les sphères d’extrême gauche. Elles m’expliquent d’emblée que le collectif ORAAJ est né d’une nécessité : «Il fallait faire exister la lutte contre l’antisémitisme dans les espaces militants à gauche».

Milena Younès-Linhart, 34 ans, en cours d’écriture d’une thèse en sociologie d’études de genre, a grandi dans une famille très politisée. À la fac et en dehors, elle intègre des espaces militants et surtout féministes. Elle fait des allers-retours, rentre dans ces sphères, en ressort. «Je savais qu’il y avait un problème dans le rapport que la gauche entretient avec l’antisémitisme et les Juifs mais je ne savais pas quoi faire de cela», m’explique-t-elle. Un jour, elle découvre le travail des « Juives et Juifs Révolutionnaires » (JJR), un collectif ancré à l’extrême gauche. Leur positionnement suscite un vif intérêt chez elle. Il lui apparaît essentiel de lier son engagement féministe à la lutte contre l’antisémitisme : «Ce n’était pas du tout quelque chose qui était pensé, à la fois politiquement et dans l’espace de la recherche universitaire. Il fallait absolument s’en emparer». Elle commence à envoyer des mails pour créer un collectif féministe qui pense l’intersection entre le sexisme et l’antisémitisme. Par ce biais, elle rencontre Tal Piterbraut-Merx, brillant chercheur universitaire et militant chevronné contre les violences faites aux femmes et aux enfants. Ensemble, ils fondent le collectif «juifves.vnrrrr». Il y a un an et demi, Tal se suicide. Un an après, le groupe décide de changer de nom : «On a eu besoin de rester dans cet héritage-là et en même temps de tourner une page».

Alexia, 27 ans, diplômée en affaires publiques, écrit aujourd’hui un mémoire sur les conflits définitionnels autour du judaïsme. Elle a rejoint le collectif après un échange aux États-Unis où elle a fréquenté «des espaces militants décoloniaux queer». Une expérience outre-atlantique qui lui a ouvert les yeux : «Ce que je constatais en tant que personne queer juive séfarade mizrahi, c’était une incapacité à articuler l’identité juive à des paradigmes de luttes décoloniaux. Je me suis dit qu’il fallait qu’on porte ce message-là en France et sur internet, au-delà des frontières nationales». Même sentiment chez Leyla, qui a étudié la philosophie politique. Pour elle, il y a une «méconnaissance de ce qu’est être juif» dans les sphères d’extrême gauche.

D’où vient cet antisémitisme latent ? Les trois militantes apportent des éléments de réponse : «Les juifs étaient constamment assimilés à une posture de colons». Elles évoquent aussi «une association des Juifves au pouvoir», une mise en concurrence de «l’antisémitisme et de l’islamophobie» et une incapacité à penser l’identité juive dans son «hybridité». Leyla met en avant des dynamiques militantes qui empêchent la conceptualisation d’une identité plurielle : «Pour comprendre des rapports de classe et des rapports d’oppression, il y a cette envie de mettre des trucs dans des cases et de ne pas vouloir en discuter. Dès que cela sort de ces cases, c’est difficile à penser.»

“Construire des horizons politiques”

Le collectif a un double objectif : «construire des horizons politiques» avec des mouvements antiracistes et féministes, mais aussi endiguer la droitisation du débat dans la communauté juive. Mettre la lutte contre l’antisémitisme à l’agenda de l’extrême gauche fait partie de leurs priorités. Pour cela, elles utilisent plusieurs modes d’action : des cercles de réflexion, l’écriture de textes, et surtout de la co-organisation d’événements. Dernièrement, elles se sont beaucoup mobilisées, au sein du pink bloc, le cortège qui réunissait les personnes LGBTQI+ pendant les manifestations contre la réforme des retraites. L’été prochain, elles organiseront des ateliers de sensibilisation à la lutte contre l’antisémitisme au festival féministe « La Poudrière » à Dijon. Elles travaillent avec des collectifs très divers comme « Nta Rajel ? », un mouvement féministe de la diaspora nord-africaine, ou encore le « Collectif Mwasi » qui regroupe des militantes afro-féministes.

Milena m’explique que l’autre objectif, c’est de « porter des réponses de gauche et d’extrême gauche aux violences antisémites ». Après l’attentat de la Ghriba en Tunisie [le 9 mai dernier, lire page 57], ORAAJ a organisé un rassemblement en mémoire des victimes, Place des Fêtes : « On veut aussi parler à tous les Juifs de France et leur dire qu’on peut articuler la lutte contre l’antisémitisme avec des perspectives marxistes et d’extrême gauche. Les réponses de droite et d’extrême droite ne vont pas du tout lutter contre l’antisémitisme ».

“Un contre-mode d’existence communautaire”

Leur militantisme n’est pas que politique, mais se forge aussi autour de moments de bonheur partagé : «On a organisé un dîner pour Pessah. C’était un moment de convivialité. On était une vingtaine de personnes. On a lu les prières, on a chanté les chants de nos familles. On était entre personnes queer et féministes, mais surtout entre personnes qui cherchent à articuler leur judéité à un mode de vie engagé, sensible et critique à l’égard des normes. Ces espaces-là sont précieux. Cela nous permet de créer un contre-mode d’existence communautaire. C’est important puisque les espaces communautaires mainstream génèrent une forme d’exil et de solitude, auprès de la jeunesse juive queer». Alexia plonge dans ses souvenirs : «Cela a été des moments d’apaisement de pouvoir manger des bricks au thon avec ses copines, de préparer des hallot avant shabbat. Faire cela avec des personnes auprès de qui on n’a pas besoin de mentir sur qui on est, c’est libérateur!»

L’entretien se conclut en évoquant la question écologique. «Il y a beaucoup de personnes dans le collectif qui sont sensibles aux questions de l’écologie», explique Leyla. Alexia abonde : «Parmi les fêtes juives, on a Soukkot, Tou biShvat, il y a une vraie relation à la terre, à la nature. Il y a un rapport de respect, de care auprès de la nature, qui est véhiculé par les textes sacrés. Cette capacité à re-crédibiliser des contenus des textes religieux et à les faire entrer en dialogue avec la lutte pour l’écologie, c’est quelque chose que j’aimerais qu’on porte». Les derniers mots sortent en cœur : «Pour l’avenir».