Kinderlekh

Le 6 avril 1944, les 44 enfants juifs réfugiés de la maison d’Izieu sont raflés et déportés à Auschwitz, sur ordre de Klaus Barbie. Ils ont entre 4 et 16 ans. Aucun ne reviendra. Presque 70 ans après, en 2012, la classe de CM1 de l’école publique Jean Régnier à Blanzy (Saône-et-Loire) prépare une pièce de théâtre sur l’histoire de ces 44 enfants. Lisa, Lucas, Samuel et les autres ont répété toute l’année. Le spectacle s’appelle « Kinderlekh ». Cela signifie « petits enfants » en yiddish.

© Ben Hoffman

CE DÉCOR SI DÉSESPÉRÉMENT BEAU

« Voilà la réalisatrice, vous avez des questions ? * » demande Christian, l’instituteur, à ses élèves lorsque j’entre dans la classe pour la première fois. « Vous voulez un autographe de moi ? » lance aussitôt un petit à lunettes. « Est-ce qu’on pourra toucher un petit salaire ? » tente un second. Ils rient et je ris avec eux, soulagée de constater que ces enfants ne semblent pas traumatisés par leur pièce de théâtre.

Ils en savent déjà beaucoup sur la deuxième guerre mondiale. Bientôt Samuel, dix ans, des taches de rousseur et les yeux bleus espiègles, m’explique: « Hitler il était un peu foufou, c’est sûr. Surtout avec l’affiche où il met l’homme de la race aryenne qui est fort, blond, grand, alors que lui, c’est carrément l’inverse: il est brun, il est petit, il est intelligent mais il a pas de muscles ! »

Christian Soufflet, instituteur et proviseur de l’école, leur a donné des cours d’histoire anticipés sur le sujet, traditionnellement au programme de CM2. Dans la salle de classe – présidée par un vieil ours en peluche dégingandé ayant appartenu aux enfants d’Izieu – Christian projette sur le tableau des images satellite Google Maps de la maison-mémorial d’Izieu, à quelques kilomètres de Lyon. « Ça, c’est la petite route par laquelle les camions allemands sont montés pour arrêter les enfants. C’est la route qu’on prendra avec le bus pour aller jouer à Izieu. Dans moins d’un mois on pourra marcher sur les parquets sur lesquels ont marché les vrais enfants d’Izieu. Étrange, non ? » Il leur explique pourquoi la directrice de la maison, Sabine Zlatin, avait choisi ce refuge en zone d’occupation italienne, où les enfants seraient plus en sécurité… Jusqu’à l’arrivée des Allemands en septembre 1943.

Avant la récréation, il les interroge chacun sur leur histoire. Seuls leurs arrière-grands-parents ont vécu la guerre. C’est presque de l’histoire antique. Mais la pièce de théâtre semble avoir libéré la parole dans les familles et les enfants sont fiers de raconter (en s’emmêlant un peu les pinceaux) ce qu’ils ont retenu.

La première fois que Christian a évoqué l’idée d’un projet théâtral inscrit dans le temps scolaire devant les parents d’élèves au début de l’année, beaucoup étaient inquiets. Leurs enfants allaient-ils prendre du retard sur le programme scolaire ? « Finalement on a mené les deux… Et c’est la première fois que je suis en avance sur mon programme de CM1 ! »

Dans le gymnase aux murs bleu ciel, les élèves ont répété toutes les semaines avec Yvette Sauvage-Lelong, auteur et metteur en scène de la pièce, et sa troupe « le Passavent ». Si certains passages de « Kinderlekh » sont tristes, avec Yvette cela passe toujours par la poésie. Rien de réaliste n’est prononcé par les enfants. Le spectacle alterne avec des passages plus joyeux, évocations du « havre de paix » qu’a été, l’espace de quelques mois, cette maison au cœur des montagnes. Yvette leur transmet sa passion pour le théâtre et leur apprend à jouer à saute-mouton ou à chanter en yiddish.

« Bien sûr, le sujet n’est pas anodin, mais on ne les a pas livrés en pâture aux enfants d’Izieu comme ça, on les a accompagnés en permanence, rappelle Christian, et surtout, les enfants ne sont pas les enfants d’Izieu, ils jouent les enfants d’Izieu. »

Dans le bus qui les conduit ce matin de printemps à Izieu, les élèves se présentent leurs doudous puis entonnent « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine » (comme l’avaient chanté les enfants d’Izieu le 6 avril 1944, sur la même petite route, dans les camions allemands). Et déjà les voilà qui courent vers la maison, tout droit vers les photos. Pour éviter une trop lourde identification, Christian et Yvette avaient choisi de ne leur montrer aucune image avant. Enfin les enfants découvrent les visages, les costumes, comme des acteurs découvriraient leur personnage, toujours avec la distance du théâtre. Enfin ils effleurent les murs, font craquer le parquet de la maison d’Izieu. La petite Lisa, première de la classe, récite la lettre adressée à Dieu par Liliane Gerenstein, 11 ans, avant son arrestation (lire page 27). Ses derniers mots résonnent dans la salle vide: « J’ai tellement confiance en vous que je vous dis un merci d’avance ». « C’est quand même fou de se dire qu’on va jouer ici, où a commencé et fini cette histoire. Ces enfants, ça pourrait être nous », murmure Lucas.

Nombre de parents d’élèves sont du voyage. Certains ont participé aux costumes, d’autres aident en cuisine. De mémoire d’instituteur, Christian n’a jamais vu une telle mobilisation autour d’un projet. Yvette a aussi fait venir Alexandre Halaunbrenner, dont les petites sœurs ont été raflées à Izieu et qui a témoigné au procès Barbie en 1987. Il vient passer la journée avec la troupe avant la représentation. Les enfants n’en reviennent pas de son allure si moderne: baskets montantes, veste en cuir et t-shirt coloré. À table, ils sont aux petits soins: ils lui servent du taboulé avec du ketchup, lui demandent la signification des paroles des chansons yiddish, l’interrogent sur sa guerre. Soudain le déclic se fait. Les fragments s’assemblent, tout prend sens: les mois de répétitions, les cours d’histoire, les chants, le parquet de la maison, les photos ce matin, et cette rencontre.

« ON A RÉUSSI À LEUR FAIRE TOUCHER DU DOIGT L’HISTOIRE »

« Il a vraiment vécu ça ? » demande alors Sandra, bouleversée, qui était restée plutôt à distance jusque-là. « On a réussi à leur faire toucher du doigt l’histoire, souffle Christian, et à leur montrer que ce ne sont pas uniquement des images, des histoires qu’on leur raconte, ce sont des gens ».
L’historien Pierre-Jérôme Biscarat, qui a longtemps travaillé au service pédagogique de la Maison d’Izieu assure que « des élèves qui ne sont pas préparés, ça ne marche pas, les lieux ne se découvrent pas. Il faut y aller, comme disait Lanzmann, engorgés de savoir, pas trop non plus, il ne faut pas écraser l’élève de trop de savoir, mais il faut qu’il y ait un projet pédagogique, et là ça se passe toujours très bien ». **

Quelques minutes avant de jouer aux pieds de la maison (dans ce décor si désespérément beau), les enfants échauffent leur voix. Yvette ajuste les coiffures. Christian use de métaphores sportives. « Ce soir on joue à l’extérieur, pas sur notre terrain. Je veux pouvoir vous dire que vous avez été géniaux ». Avec les premières étoiles, les comédiens montent sur la scène dressée en plein air au milieu des montagnes. Alexandre Halaunbrenner s’est assis sur un banc un peu à l’écart pour dissimuler une larme. Dans le public se glisse la silhouette fine de Samuel Pintel, dernier enfant d’Izieu à avoir quitté la maison avant la rafle. Après les chants, l’accordéon, le saute-mouton, les enfants déposent chacun un caillou à l’appel de leur nom. À la fin du spectacle, le public applaudit. Samuel Pintel aurait préféré du silence.
La nuit est tombée. Sur les murs de la maison d’Izieu se projette l’ombre de Christian accroupi au milieu de ses élèves: « Vous êtes géniaux ! ». « Tout le monde a pleuré, personne n’a séché ses larmes, raconte Samuel, parce que c’était notre plus belle représentation. On a balancé nos voix et maintenant on n’a plus de voix ! »

2019, sept ans plus tard. Samuel va avoir 17 ans. Il est en CAP ébénisterie et veut devenir luthier. Au téléphone il me raconte qu’il y a quelques jours, il est retombé par hasard sur l’album photos d’Izieu. Il l’a montré à sa petite amie. « Ça lui a plu qu’on puisse laisser une trace pour pas que ce soit quelque chose d’oublié ». Il y repense parfois, mais « encore plus avec tout ce qu’il se passe en ce moment ». « Si on n’avait eu que des cours d’histoire à l’époque, on n’aurait pas gardé un souvenir aussi fort. Mais avec la pièce de théâtre c’était tellement concret, on a ressenti ce que les enfants d’Izieu étaient, ce qu’ils sentaient. »

En raccrochant je songe à cette phrase d’Yvette, il y a quelques années: « Si, dans dix ans, un seul d’entre eux s’en souvient, on aura gagné. »

* Documentaire « Kinderlekh », 52 minutes, produit et réalisé par Audrey Gordon, avec la participation de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et de France Télévisions.
** Émission « Mémoires vives », RCJ, 2011.