La mère juive

Pourquoi voulez-vous que je m’allonge ? Je n’ai mal nulle part, Docteur, j’ai juste un problème avec mon fils. Un problème majeur, il a décidé d’épouser une Arabe. Pas une goy, pas une Noire, pas une cul-de-jatte, même pas une Askhénaze ! – non, une Arabe, et de surcroît, musulmane. Me faire ça à moi, sa mère unique… Moi qui l’ai langé, bercé, chéri et nourri au sein jusqu’à son entrée en primaire, pourquoi tant de haine ? Je ne dors plus depuis que j’ai appris la nouvelle. Je reste au salon, je regarde Fauda en boucle sur Netflix, cette série sur les services secrets israélo- palestiniens, et je pleure. Je ne sais pas ce que j’ai raté, Docteur. Vous qui êtes docteur, vous pouvez me dire ? Je l’ai appelé David comme le roi David, je l’ai fait circoncire, je l’ai inscrit au Talmud-Torah à l’âge de sept ans, au même âge, je lui ai montré Shoah et La liste de Schindler et je lui ai donné des petits cours de soutien en mathématiques avec l’espoir qu’il deviendrait au minimum dentiste, mais lui, que choisit-il ? Être un comique et épouser une Arabe ! Eh bien je vais vous dire, si c’est une blague, elle n’est pas drôle du tout. Elle est même archi-nulle. Et si c’est ce qui nous attend réellement, alors autant me planter un coup de couteau dans le cœur tout de suite. Je crois que c’est cela, dans le fond, que mon fils ambitionne – me tuer. D’ailleurs, il ne s’en cache pas. L’autre soir à shabbat, alors qu’en larmes, je tentais une énième fois de le remettre sur le droit chemin en évoquant Rebecca, la fille cadette de ma cousine Renée, une petite merveilleuse, sans problème, bien de chez nous, eh bien ce bougre a tapé un grand coup sur la table et il s’est mis à hurler :

« Maintenant, ça suffit ! Tais-toi! (Tais-toi à sa mère, non mais vous vous rendez compte un peu, Docteur ? Un Lexomil entier il a fallu que je prenne ensuite, pour me calmer). Je ne suis plus un petit garçon, qu’il m’a dit en montant sur ses grands chevaux. J’ai quarante ans, et je n’en peux plus de t’entendre pleurnicher tous les vendredis soir parce que mes choix ne te conviennent pas ! J’en peux plus, maman ! J’en peux plus, tu entends ? ! Tu m’étouffes ! Tu m’asphyxies ! Depuis que je suis sorti de ton ventre, tu me pompes mon oxygène, mon sang, mon eau, ma bile, mon fluide, mon suc, mon énergie ! Et tu sais pourquoi ? Parce que je n’ai pas eu le courage, à l’adolescence, de faire ce que Freud explique très simplement pour vivre heureux et libre en ce monde : couper le cordon ! Tuer et son père et sa mère ! Bon, mon père je ne pouvais pas, tu l’avais déjà fait. Non mais sérieusement, papa… Regarde-toi! On dirait un être sous tutelle ! Tu es assis à cette table recouverte d’une nappe à crochet depuis cinquante ans, et depuis cinquante ans maman te gave de boulettes et de tchoutchouka pour acheter ton silence. Eh bien moi, je renonce aux boulettes. Tant pis, je n’en mangerai plus, et même si dans dix ans, leur parfum viendra encore me chatouiller les papilles, je serai un homme libre, libéré de sa mère. »

Voilà ce que mon fils m’a dit. Pardonnez-moi de craquer, Docteur, mais c’est dur… Si dur d’en- tendre des choses pareilles dans la bouche de celui dont on a tartiné les fesses de mitosyl… Si j’avais su, franchement… Et non content de m’avoir dit cela, il s’est levé de table et il est par- ti, je n’avais même pas servi la graine de mon couscous ! « Calme-toi, m’a dit mon mari, c’est pas grave, la semaine prochaine il reviendra et tout sera oublié. » Pour mon mari, de toute façon, rien n’est jamais grave. Rien. Pas même les deux œuvres d’art contemporain qu’il a découvertes dans son salon en allant hier matin lui porter son linge. Oui, je sais, je ne devrais plus lui faire son linge, mais qui s’en chargerait à ma place si j’y renonçais ? Nabila ? 

Les deux œuvres en question que mon mari a capturées avec son iPhone sont deux photographies représentant deux pierres tombales. Sur l’une, il est écrit Mother, et sur l’autre, Father, alors je ne suis peut-être pas bilingue, mais pas besoin de Google Traduction pour comprendre ces deux mots ! « Ça te plaît ? qu’il a dit à son père. C’est Sophie Calle. Avec Nabila, on est tombé dessus à la FIAC, on a craqué direct. Ces deux images sont tellement fortes… tellement puissantes… Tu ne trouves pas ? » Des pierres tombales, Docteur! Des sépultures avec écrit dessus papa et maman au beau milieu de son salon, mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour avoir enfanté un monstre pareil ? ! C’est de la faute à cette saleté de Freud, tout ça… Bien sûr que c’est de sa faute, puisque c’est lui le premier qui a théorisé cette idée criminelle de l’assassinat soi-disant symbolique de ses parents. Mais il n’y a rien de symbolique ! Regardez-moi! Je suis l’ombre de moi-même depuis cette affreuse nouvelle. Je suis un fantôme, un zombie. J’erre entre ma cuisine Ikea et mon salon Roche- Bobois comme une âme en peine ! 

Je vais vous dire, on est entre nous, n’est-ce pas ? Personne ne nous entend, et puis je paye pour avoir le droit de me lâcher, alors je me lâche : Ce Freud est un sale juif ! Oui, absolument, un sale juif, il n’est pas allé à l’enterrement de sa mère. C’est possible, une chose pareille ? C’est humain ? Pauvre Amalia… Sigmund était son préféré, en plus, et il n’était pas au cimetière pour prononcer le kaddish sur sa tombe. Je suis sûre qu’il était avec sa femme, le salaud ; ou celle d’un autre ! Ainsi vont les fils… Tous les fils, excepté Albert Cohen que la science devrait cloner pour faire des mères heureuses, et épanouies. Moi, je n’arrive pas à m’arrêter de pleurer depuis que je sais que Nabila existe, ce qui met mon mari en rogne. « Oh, Yvette, je t’en prie ! m’a-t-il encore dit ce matin au réveil. Arrête un peu de faire ta Sarah Bernhardt! Si ça se trouve, elle est très sympa, cette Nabila, et tu t’entendras très bien avec elle. » Comme si c’était ce qu’on demandait à une belle-fille, être sympa… Mon pauv’ mari, toujours à côté de la plaque… 

Je l’ai laissé tout seul devant Fauda, pour la peine, et je suis allée me réfugier chez mon amie Wided qui habite juste au-dessous de chez nous. Wided n’est pas seulement ma voisine depuis trente ans, elle est mon amie la plus chère, ma sœur de cœur. Je lui ai dit Wided, il m’arrive une catastrophe, David va épouser une Arabe. « Bouuuuu Aliah ! s’est-elle exclamée avant de me serrer fort dans ses bras, imaginant tout de suite, je le sais, je la connais, son fils Mohamed lui annoncer qu’il épousait une juive – que Dieu la préserve d’une telle épreuve ! C’était l’Aïd. Il y avait beaucoup de monde chez eux, tous ses enfants étaient là bien sûr, il y avait même la petite Meriem qui vit maintenant à New-York et que je n’avais pas vue depuis au moins cinq ans, une beauté. Avec sa mère, elles m’ont installée au salon, puis elles m’ont apporté un thé à la menthe et des cigares au miel, les meilleurs que j’aie jamais mangés depuis ceux de ma mère à Alger. Meriem m’a raconté sa vie de l’autre côté de l’Atlantique. Elle a une très belle vie, un bon poste dans un grand journal où elle écrit des articles chaque semaine, et un appartement en haut d’une tour avec une vue splendide sur tout Manhattan, j’ai vu les photos sur son portable. J’ai toujours adoré cette petite… Belle, douce, intelligente… C’est une fille comme ça qu’il aurait fallu à mon fils ! 

Alors qu’elle était en train de danser devant nous avec un de ses frères, Wided m’a confié d’une voix triste qu’elle était très inquiète à son sujet, car à trente-trois ans, Meriem était toujours cé- libataire. J’en suis restée sans voix. Comment une jeune femme aussi délicieuse pouvait-elle être seule ? Tandis que les doum, les tak et les ferks des darboukas s’élevaient dans la pièce, je pensais qu’il n’y avait pas de hasard, et que Dieu m’envoyait cette petite pour sauver mon David des griffes de cette affreuse Nabila. 

L’idée me vint alors d’organiser un dîner au plus vite pour leur permettre de se revoir, puis je me levai et rejoignis la piste de danse au milieu du salon. Les musiciens chantaient Aïcha. Wided passa son foulard autour de ma taille, les hommes se mirent à taper dans leurs mains, et je pensais, heureuse, qu’il était bon de se marier dans sa rue, et si possible dans son immeuble.