LA PAUVRETé ET LA MAIN TENDUE

À travers sa série “Biblical stories”, l’artiste israélien Adi Nes rejoue au présent des scènes bibliques. Figures de vulnérabilité, universels éthiques et esthétique biblique permettent, selon le rabbin massorti Yeshaya Dalsace, d’interroger le regard de la Tradition sur la misère et ses remèdes.

L a pauvreté, elle vous saute au visage. La faim qui tenaille le ventre. La nécessité de revenir chaque jour pour trouver quelque chose, un reste quelconque. Attraper ce qu’on peut pour survivre, saisir chaque morceau, glaner ce que les autres ont laissé. Scène courante à la fin de nos marchés où une fois les chalands repartis, les vrais pauvres, ceux qui n’ont même plus de quoi négocier le juste prix, arrivent pour fouiller les cagettes, trier ce qui est consommable. Emporter ce que l’on peut pour partager ensuite après avoir enlevé le pourri si nécessaire. Le besoin de manger est plus fort que la dignité et pourtant, la dignité aussi est essentielle à l’homme. Voilà, l’image forte de ces deux femmes courbées, au milieu des restes d’un marché et des plastiques d’une société polluée de trop consommer. Le Livre de Ruth est avant tout une affaire d’estomac. Tout au long du récit, on nous dit la nécessité de la survie, le besoin primaire de manger. « Sans farine, pas de Torah » nous dit la Mishna (Avot 3,17)… Il y a parfois urgence. L’histoire se passe à « la maison du pain », Bethlehem. Mais en hébreu, le pain, lehem, c’est aussi la guerre, lutte pour la vie. L’histoire commence mal, car « la maison du pain » est ravagée par la famine ; la survie de Yehouda, la Judée, notre berceau, est menacée. Pour certains, le salut se trouve dans la fuite, pour d’autres dans la persévérance. Elimélekh (« mon Dieu est roi »), le mal nommé, car homme de peu de foi, va faire cette erreur : croire que ce sera mieux ailleurs, chez Moav, le cousin bien peu solidaire, celui qui nous refusa le libre passage à la sortie d’Égypte (Deutéronome 23:5)… Mais en faisant ce mauvais choix, Elimélekh nous rappelle Loth, neveu d’Abraham et ancêtre de Moav, lui aussi attiré par la luxuriance de Sodome, lui aussi préférant l’exil à la précarité abrahamique… Elimélekh va mourir là-bas, on ne sait pourquoi. Ce qu’on sait, c’est que, leader défaillant, il n’avait su comprendre que la famine était liée à l’injustice et qu’il n’avait pas fait le nécessaire pour redresser la société juive défaillante. Il préféra la fuite, il y trouva la mort. Ses deux fils, aux noms prédestinés: « maladie » et « destruction », meurent également. Il ne reste que Naomie, « ma douceur » et ses belles-filles… Dans cette histoire, ce n’est pas la famine qui tue, mais l’exil, la lâcheté, l’infidélité au sort d’Israël. On sait le choix de Ruth de suivre sa belle-mère sur la route du retour à l’annonce de la fin de la famine. Mais ce choix de Ruth est pour elle celui de l’exil, celui de la précarité. Pourtant, elle est fille de roi à Moav nous dit le Midrash, elle a donc tout à perdre… C’est ainsi que Ruth, l’exemple même du désintéressement, de la confiance en un meilleur avenir, en un devenir spirituel d’Israël, fait le choix de la misère et endosse les habits du paria : veuve, étrangère, femme et moabite de surcroît… Elle n’a a priori rien pour elle, sinon peut-être sa beauté.

La précarité des femmes seules dans une société masculine parfois hostile est sous entendue dans les deux photos. Le Livre de Ruth, comme bien d’autres textes bibliques, nous rappelle combien les femmes peuvent être objet de menaces et qu’il vaut mieux pour elles avoir un protecteur. Boaz le sait bien et insiste pour que Ruth, potentielle victime facile, n’aille pas glaner n’importe où et reste bien auprès de ses jeunes moissonneuses… (Ruth 2:8) Il interdit même à ses jeunes gens de la « toucher » ! (Ruth 2:9) Plus tard, Ruth se mettra clairement sous la protection de la loi de cet homme bon et rassurant, lui demandant d’étendre sur elle le coin de son vêtement, allusion au Tsitsit, rappel des commandements, mais aussi « aile protectrice » (Ruth 3:9). Mais dans une société cadrée par la propriété terrienne masculine, une femme sans mari ne peut se retrouver qu’à glaner derrière les hommes. Triste portrait d’une double précarité, économique et sociale, que nous dressent les deux chapitres centraux de ce petit texte. On y voit une magnifique scène champêtre si bien reprise par Victor Hugo, qui sent bon la récolte et l’été qui commence, mais aussi le dur labeur des petites gens et la détresse de Ruth, tout entière au service de sa propre survie et de celle de sa belle-mère. Là encore, l’estomac tiraille et Ruth a la chance de tomber sur le champ de l’homme bon, car ailleurs, qui sait ce qu’elle aurait pu subir ! On peut donc mettre l’accent sur le bucolique de ces scènes de moisson, on peut aussi y voir le portrait tragique de la pauvreté et de la migration… C’est bien le choix du photographe Adi Nes chez qui le pastoral a cédé le pas à la poussière d’un terrain vague jonché de vieux plastiques…
Le dernier et le quatrième chapitres du Livre de Ruth nous laissent oublier la faim, pour nous parler négociation et construire un habile discours antiraciste. Boaz va choisir Ruth, la métèque, celle issue d’un peuple avec lequel aucune alliance ne serait possible, comme mère de ses enfants. Il va avoir l’audace et le courage, d’où son nom « en lui la force », de choisir celle dont personne ne voudrait et surtout pas son proche parent, bien trop attaché à son renom, à son héritage, sa généalogie, pour contracter une telle mésalliance. Ironie de la conclusion, Boaz engendrera la lignée davidique et donc messianique et le plus proche parent, quant à lui, restera à jamais qualifié de « untel l’anonyme »…

La fin heureuse ne se profile pas vraiment dans les deux photos d’Adi Nes, qui laissent avant tout voir la misère avec pudeur, l’humanité du pauvre, thème cher à l’artiste autant qu’à la littérature biblique. Mais ces photos parlent aussi des corps, comme le texte qui parle aussi du corps affamé, fatigué, courbé, mais aussi désireux et objet de désir.

Le dos courbé, de la deuxième image, c’est les reins qui se brisent, c’est la fatigue et le mal au dos. C’est le sale boulot des petites gens, les vendangeurs et les cueilleurs, les saisonniers au travail précaire. C’est bien entendu l’humiliation et la résignation. C’est aussi des personnages sans visage, trop occupés à regarder par terre… La fatigue, elle est là, sur la première image: femmes assises à même le sol au milieu d’un gourbi. Mais derrière cette attitude fatiguée, il y a aussi l’attente : Ruth regarde devant elle, loin, elle sait que l’horizon est une promesse et Naomie semble réfléchir… Il y a aussi l’érotisme, là encore thème récurrent chez le photographe Adi Nes : un pied nu, une jambe découverte, des bras, une poitrine qui se laisse deviner sous la robe qu’on voudrait peut-être soulever… Et bien entendu ce visage jeune et déterminé, des cheveux abondants et frisés. Cendrillon pourrait bien être une princesse… Naomie, qui fut belle, on le voit, regarde justement cette jeunesse et pourrait bien songer au désir possible de son proche parent Boaz dont la générosité, à l’image de celle de Ruth, est porteuse d’espoir messianique et solution à toute famine.

L’idée que la souillon, en d’autres circonstances ou avec une autre robe, pourrait bien s’avérer magnifique vient faire écho à ce grand thème biblique qu’il ne faut jamais juger sur l’apparence et que les qualités profondes de l’humain ne tiennent pas à son rang ou à sa naissance. Ruth en est une des figures.

Quand on parle de ce livre, on pense souvent à la convertie, au passage des frontières, mais plus rarement à cette pauvreté, à cette précarité sur lesquelles Adi Nes pose si bien son objectif. Il nous sort de notre quant-à-soi et nous ramène à cette question fondamentale qui est celle du pain. Il nous rappelle que la misère et la dépendance sont des expériences humaines éternelles et que l’un des thèmes moteurs du livre de Ruth reste la question de la main tendue, ouverte vers le nécessiteux et l’étranger; et que si un message messianique est à retenir, c’est bien la nécessité d’organiser une société du partage où cette misère trouve une réponse autre que celle de glaner au sol les résidus oubliés d’une société du trop-plein.

TROIS QUESTIONS à l’artiste

Sarah Rozenblum Dans votre série Biblical stories, vous questionnez la pauvreté et les inégalités sociales à l’aune des grands récits bibliques qui fondent notre tradition. La Bible peut-elle en parler avec plus d’acuité que tout autre récit mythifié ?

Adi Nes Les récits bibliques ont façonné les contours de l’identité israélienne. Ils ont influencé son système juridique et sa culture politique. À l’ère de la postmodernité, chacun peut se revendiquer de la Tradition juive et utiliser les textes bibliques à ses propres fins, le plus souvent politiques. La droite et la gauche israéliennes, pourtant distinctes à bien des égards, instrumentalisent l’une comme l’autre les récits bibliques pour faire valoir leurs programmes que, du reste, tout oppose. La Bible est l’un des livres majeurs du monde occidental. Elle est connue de tous. Ses récits, formulés en termes simples ou complexes, sont intelligibles et s’adressent à tout type de lectorats. Je m’inspire souvent de la Bible, en tâchant de le faire à bon escient pour exprimer des convictions morales et éthiques, comme l’humanisme et la compassion.

SR Vous avez consacré votre travail aux valeurs morales et physiques qui fondent l’identité israélienne : la virilité, la patriotisme, le service militaire… Votre histoire personnelle explique-t-elle ce choix de sujets ?

AN Les thèmes abordés dans mon travail ont effectivement à voir avec mon identité personnelle. C’est peut-être parce que je suis un homme et homosexuel que je m’intéresse à la virilité. Je suis Israélien, et sonde à ce titre l’identité israélienne. Je suis gay, et interroge l’érotisme masculin. Je suis artiste, mes œuvres sont émaillées de références artistiques. Mes parents ont émigré d’Iran pour s’installer en Israël. Mes origines iraniennes transparaissent également dans mes photographies. J’ai grandi en périphérie de Tel Aviv, et tente de confronter les différences entre le centre et ce qui est confiné aux marges. Je suis juif et explore cette dimension de mon identité. À l’image de ma personnalité et de mon identité complexes, mon art puise à de nombreuses sources sans que l’une n’occulte les autres.

SR Vos séries bibliques mettent en scène des hommes indigents et marginalisés. Pourquoi êtes-vous intéressé à de telles figures de pauvreté ?

AN Mes premières séries donnaient à voir des hommes négligés et miséreux. J’en montrais la fragilité et la vulnérabilité, parce que ces traits touchent au cœur même de ma démarche artistique : je veux dépeindre l’humanité, et le potentiel créateur qui affleure dans la douceur et la fragilité. Dans la série Biblical stories, j’ai représenté des figures de vulnérabilité parce que j’ai cherché à montrer la confusion et la crise identitaires que traversent aujourd’hui de nombreux Israéliens. J’ai constaté qu’en ces temps de mondialisation, de jeunes Israéliens ne sont plus assurés de trouver leur place en Israël. Ils se mettent en quête d’un meilleur avenir, loin de la situation économique locale, loin des attentats terroristes et des guerres qui émaillent l’actualité. À l’image des sujets de mes séries, ils voyagent et sillonnent le monde et semblent avoir perdu leur terre natale. Lorsque j’ai commencé la série, je me suis interrogé ce qu’était la racine, la colonne vertébrale de la société israélienne qui nous maintenait sur ce sol. J’ai pensé qu’il s’agissait de la Bible. Peut-être sommes-nous tous liés à cette racine et nous y agrippons-nous pour rester ancrés sur cette terre. Après avoir achevé ce projet, ma vision a quelque peu évolué : il n’y a pas de racine unique qui nous agglomère, mais un filet qui nous maintient ensemble, tous les Juifs sont responsables les uns des autres. Ce filet repose sur les valeurs essentielles du judaïsme : l’humanité, la compassion, la gentillesse, l’attention portée aux pauvres et aux faibles. Malheureusement, ce filet se fragilise. Son maillage s’est relâché au cours des dernières années. S’il se déchire, nous ne pourrons plus nous dire peuple un et unique.