EURÊ-QUOI ! ?

ENTRETIEN AVEC GÉRARD GAROUSTE

Antoine Strobel-Dahan Vous menez depuis des années un travail approfondi pour étudier l’hébreu, la Bible et le Talmud, parcours qui vous a notamment conduit à vous convertir au Judaïsme et, actuellement, vous partagez une havrouta avec le rabbin Marc-Alain Ouaknin, pouvez-nous nous expliquer ce chemin ?

Gérard Garouste Depuis une trentaine d’années, je suis ce chemin. Cela a commencé lors de mon exposition sur la Divine Comédie de Dante au Centre Pompidou, lorsque je me suis aperçu que Dante était très intéressé par la Kabbale. C’est par intérêt pour la Kabbale juive que j’ai commencé à lire la Bible et à m’initier à l’hébreu et au Talmud, notamment avec le rabbin Philippe Haddad. Et c’est ainsi que j’ai suivi les conférences de Marc-Alain Ouaknin. Durant ces années, j’ai eu un professeur formidable, Yaakov, qui m’a enseigné l’hébreu et la philosophie qui s’y rattache. Je suis toujours resté lié à Marc-Alain Ouaknin et, il y a deux ans, lorsque la Fondation Maeght a consacré une rétrospective à mon travail, « En chemin », je lui ai demandé d’écrire le texte du catalogue. Pour ce faire, je lui ai prêté mes carnets qui étaient remplis de ce qui m’avait inspiré ma peinture, notamment ses cours. Et c’est lui qui m’a proposé de travailler ensemble sur le Talmud. Depuis deux ans, chaque semaine, nous travaillons ensemble sur une même page du Talmud, le folio 73a de Baba Batra dans le traité Néziqim, et particulièrement sur les commentaires du maître Rabba Bar Bar Hana et sur les écrits de Rabbi Nahman de Braslav. De découvertes en découvertes et grâce aux connaissances extraordinaires de Marc-Alain Ouaknin, s’ouvrent à moi un dialogue et un champ infini sur le sujet même de la peinture. Je suis convaincu que, dans les arts plastiques, on a fait le tour du sujet technique ; donc la seule chose qui peut être intéressante est le cœur même du sujet, le sens.

ASD Quel sens, justement, cette havrouta a-t-elle pour vous ?

GG Depuis vingt ans, je suis des cours d’hébreu biblique pour étudier la Torah, mais tout ceci reste dans le pshat, ce qui est déjà très riche en soi. Mais travailler ainsi le Talmud est d’une autre dimension. Et cette relation se bâtit sur un texte pour entrer en profondeur dans une démarche dans laquelle tout a de l’importance : la relation elle-même et cette intimité qui se crée à deux, les mots du texte qui prennent une dimension avant même leurs sens propres. Les vastes connaissances de mon haver me permettent aussi de réaliser l’acuité contemporaine et l’extrême modernité de ces textes anciens. Mon engagement de peintre est de jouer le jeu de cette conviction que le Talmud a un rôle magistral à jouer dans la philosophie à venir.

ASD Cette intimité n’oblige-t-elle pas aussi à accepter de “se mettre à nu” pour que l’étude prenne son envol ?

GG En ce qui me concerne, et avec vingt ans de psychanalyse derrière moi, cela fait bien longtemps que j’ai compris que j’avais intérêt à « me foutre à poil » et que j’avais tout à y gagner. Car plus on se met à nu, plus on est réceptif aux autres pour ouvrir le dialogue. Mais cette havrouta avec Marc-Alain Ouaknin n’est pas une simple conversation amicale sur un sujet passionnant, c’est un jeu intellectuel tout à fait comme les échecs, avec ses règles à respecter, ses combinaisons presque à l’infini… Cette méthode, cette rigueur, permettent d’éviter que le côté complètement déraisonnable d’une telle entreprise ne la transforme en n’importe quoi. Tout ceci est une démarche avant tout poétique, c’est-à-dire essentielle.

ASD Imaginiez-vous qu’on pouvait passer tant de temps sur si peu de mots ?

GG Absolument pas et, d’ailleurs, si j’avais lu une traduction complète de la mishna et de la guémara et ces petites agadot de la page 73a, je serais passé dessus : c’est tellement simple a priori qu’on comprend bien qu’on n’y comprend rien. Il faut être un minimum guidé pour percevoir le génie des choses. Et c’est ainsi qu’on passe deux ans sur une page – et que nous n’en avons toujours pas fini.

ASD Nous entendons bien ce que Marc-Alain Ouaknin et cette conversation codifiée vous apportent. Qu’est-ce que vous, le peintre, apportez à votre haver et à cette conversation ?

GG Je me suis vraiment posé la question parce que je pourrais passer mon temps à me nourrir de ce puits de savoir. Mais j’apporte certainement les idées de tableaux que me donnent ces commentaires. Pour réaliser ces tableaux, j’en fais des esquisses, et je viens aussi avec ce travail en cours. Ces éléments entrent dans la conversation, l’enrichissent et l’ouvrent, et Marc-Alain Ouaknin prend le relais avec ses connaissances, et tout se rejoint. C’est un peu à l’image d’un puzzle complètement éclaté sur une table: lui et moi, nous mettons des pièces en place qui n’ont pas la même forme mais qui, mises ensemble, forment une figure nouvelle. Tout d’un coup, tout prend forme et de nouvelles questions émergent.

ASD Comment cela nourrit-il votre poétique créative ?

GG En premier lieu, je n’ai pas le sentiment d’être un peintre qui chercherait un sujet, mais bien plus un talmudiste béotien dont l’outil de travail est la peinture, l’image sans texte. Je joue avec les images comme d’autres avec les mots pour arriver à ce même état d’invitation au commentaire et à l’interprétation. La peinture, je m’en moque un peu ; je ne suis pas moderne en peinture, j’utilise l’outil le plus banal qui soit : la peinture à l’huile. Ce qui m’intéresse, c’est d’être au cœur même du sujet et d’oublier autant que possible la forme.