La voix des enfants d’Izieu

© Maison d’Izieu / Coll. Marie-Louise Bouvier

ENTRETIEN AVEC SERGE KLARSFLED
AVOCAT DE LA PARTIE CIVILE AU PROCÈS DE KLAUS BARBIE

Lors du procès Barbie, vous représentiez notamment des enfants d’Izieu. Barbie assurait n’avoir poursuivi que des résistants mais la rafle d’Izieu prouvait le contraire. Quelle place ont occupée les enfants d’Izieu dans le procès et quel impact ont-ils eu sur le verdict ?

Il était clair que la défense de Klaus Barbie allait tenter d’établir que sa responsabilité n’était pas engagée dans l’arrestation et l’envoi à Drancy des enfants d’Izieu. L’implication dans la mise à mort d’enfants est centrale dans le crime contre l’humanité en raison de l’innocence totale des enfants dans tout ce qui pouvait être reproché aux juifs par les nazis.

Dès le début de l’affaire Barbie en 1971, nous avons déclaré que nous menions cette affaire non pas pour Jean Moulin et la Résistance – ce qui était de la compétence des pouvoirs publics – mais pour les Enfants d’Izieu, charge qui n’avait pas été retenue contre Barbie avant ses deux procès par contumace en 1954 et en 1956. Nous tenions à ce qu’en 1987 Barbie fût jugé pour ce crime et ce crime a été au centre du procès. J’avais préparé l’accusation en publiant Les Enfants d’Izieu, premier ouvrage sur le sujet, où je reconstituais le parcours familial de chaque enfant, où je leur restituais leur état civil complet où je publiais pour chacun d’entre eux sa photo et ses lettres quand je les avais retrouvées, les circonstances de la rafle, les problèmes posés par le télex signé par Barbie, le récit de la création de ce foyer d’enfants juifs. Tous les membres du jury avaient ce livre en mains.

La plaidoirie que j’ai prononcée le premier de la quarantaine d’avocats qui s’étaient rués pour participer à ce procès a été consacré aux enfants d’Izieu, à chacun d’entre eux, et a provoqué une profonde émotion. C’est à cause des enfants d’Izieu que nous avons fait annuler le non-lieu qu’un procureur de Munich avait accordé à Klaus Barbie en 1971 parce qu’il estimait « qu’on ne pouvait prouver que subjectivement Barbie savait que le sort de ces enfants arrêtés serait néfaste pour eux ». Nous avons pu prouver en octobre 1971 que subjectivement Barbie connaissait le sort qui serait réservé à ces enfants.

En décembre 1971 nous avons pu repérer où vivait Barbie (à Lima) et sous quelle identité et nous l’avons révélé. En janvier 1972 Beate a fait campagne à La Paz pour prouver qu’Altmann était Barbie et en mars de la même année, elle y est revenue avec Madame Halaunbrenner, mère martyre et héroïque ayant perdu par la faute de Barbie son mari et ses trois enfants. Elles ont manifesté à La Paz et convaincu les Boliviens que Barbie n’était pas un réfugié politique mais un criminel contre l’humanité. Nous avons tenté avec Régis Debray d’enlever Barbie pour le ramener en France en 1973. L’opération a échoué mais elle a recommencé en 1983 avec les mêmes participants et cette fois elle a réussi.

Ce sont les Enfants d’Izieu qui ont fait condamner Klaus Barbie à la réclusion criminelle à perpétuité.

Barbie a été condamné notamment pour la rafle de la rue Sainte-Catherine en 43, la déportation des 650 prisonniers de Montluc et des 51 enfants et adultes d’Izieu. En quoi l’arrestation et la déportation de ces 44 enfants est-elle symbolique ?

La rafle de la rue Sainte Catherine aurait pu être évoquée par la défense de Barbie sous l’angle de la résistance : il s’agissait d’organisations juives aidant les juifs trouvés à passer en Suisse en leur fournissant faux papiers et argent. Vergès n’a pas plaidé en ce sens parce qu’il n’avait pas assez travaillé ce dossier. De même que pour le départ du convoi du 11 août 1944, il aurait pu plaider que le convoi était dirigé sur Compiègne et non sur Drancy et qu’à Compiègne c’était un autre que lui qui aurait pris la décision de les déporter ou non, enfin, que le convoi a été dérouté sur le Struthof et sur Auschwitz sous la responsabilité du chef d’escorte en raison de l’impossibilité pour le train de parvenir à Compiègne. Les Enfants d’Izieu étaient donc au centre du procès plus que les deux autres charges. En une période où la lutte contre les résistants était prioritaire, Barbie a dérouté des gestapistes et des soldats pour arrêter des enfants juifs, les ramener à Lyon et les transférer illico presto 24 heures plus tard à Drancy d’où ils seraient déportés après six jours à Auschwitz. Personne n’avait donné d’ordre à Barbie pour arrêter ces enfants : le chef de la Gestapo c’était lui. Peut-être était-ce un subordonné qui lui avait indiqué qu’à Izieu il y avait des enfants juifs, mais il avait le libre arbitre (par sa bonne éducation latin-grec) de ne pas donner suite à la demande de ce subordonné. Toute la responsabilité de l’opération d’Izieu était du ressort de Barbie qui est allé lui-même ou a envoyé ses agents. Izieu était au bout du monde, là-haut dans la montagne au-dessus du Rhône; Barbie aurait pu laisser vivre ces enfants; il a décidé consciemment par sa volonté fanatiquement antijuive qu’ils seraient mis à mort. Nous aussi nous avons appliqué notre volonté à faire traduire en justice Barbie : nous l’avons retrouvé au bout du monde, lui aussi dans la montagne à 4000 mètres d’altitude dans la Cordillère des Andes et la main de la justice l’a saisi et l’a ramené sur les lieux de ses crimes à la prison de Montluc où les enfants ont passé la nuit du 6 au 7 avril 1944.

Vous avez retrouvé une pièce essentielle pour le procès : l’original du télex (reproduit ci- contre) par lequel Barbie ordonnait l’arrestation et la déportation des enfants d’Izieu. Comment s’est passée cette recherche ? Pourquoi ce document était-il si important ?

Dès fin 1982, à l’Élysée, j’ai fait savoir qu’en cas de retour forcé de Barbie à Lyon, il vaudrait mieux disposer de l’original de télex du 6 août annonçant à la Gestapo la liquidation de la Maison d’Izieu et le transfert des arrêtés à Drancy. Je n’étais pas inquiet car je m’étais déjà procuré trois copies authentifiées de ce télex qui avait été présenté par l’accusation française au procès de Nuremberg pour mettre en lumière la nature des crimes nazis contre les juifs. Une copie venait des archives de la cour Internationale de Justice de La Haye où sont conservés les dossiers originaux du grand procès de Nuremberg. « Original » signifie que l’accusation présentait à une commission le document authentique; celui-ci était photocopié avec les moyens techniques de l’époque en plusieurs exemplaires authentifiés par la Commission et le document authentique était restitué à la Puissance (France, États-Unis, Grande Bretagne ou URSS) qui l’avait présenté ou était gardé par la commission. Je savais que ce document authentique avait été confié par le Centre de Documentation Juive Contemporaine (ancêtre du Mémorial de la Shoah) à la délégation officielle française de Nuremberg. Je m’étais procuré une autre copie authentifiée de ce télex aux Archives Nationales américaines et une troisième aux Archives du nord de la Bavière à Nuremberg. Qu’était-il arrivé au document authentique ? La Présidence de la République m’a donné le feu vert pour le retrouver et la possibilité d’avoir accès à tous les documents. Au Ministère de la justice, chou blanc, de même qu’au service juridique du Ministère des Affaires étrangères, idem aux Archives Nationales. Je désespérais parce que je savais que les copies même officielles n’avaient pas le même impact que l’original. J’ai obtenu l’autorisation de chercher dans la cave du CDJC encombrée de dizaines de grands cartons pêle-mêle. Au second carton j’ai sorti un dossier, je l’ai ouvert et devant mes yeux, le télex d’Izieu, intact, protégé du fait qu’il n’avait pas été consulté depuis plus de 35 ans. Le dossier contenait quelques documents qui établissaient qu’avant le procès, en 1949, d’Otto Abetz, ambassadeur du Führer à Paris de 1940 à 1944 auprès du commandement militaire allemand en France occupée, l’historien Léon Poliakov s’était rendu chez le magistrat instructeur des crimes commis par les Nazis en France quand Abetz y était ambassadeur. Au retour au CDJC, le dossier n’avait pas été ouvert, le télex d’Izieu n’en était pas sorti, le dossier avait été mal classé et était parti au rebut dans la cave avec d’autres dossiers sans importance. Lorsque j’ai vu ce dossier, instantanément, j’ai pensé que c’était moins le hasard que la nécessité de la cause qui m’avait permis de le retrouver avec l’aide de Dieu s’il existe. Au cours du procès, quand ce document fragile (les lignes d’un télex sont collées sur du papier) a fait le tour de ceux qui voulaient le consulter, j’ai poussé un grand cri quand Vergès s’est dirigé vers lui pour le prendre en mains car je craignais qu’il n’abîmât telle ou telle ligne, ce qui lui aurait permis de prétendre qu’il n’était pas possible de le reconstituer. Déjà il avait prétendu que c’était moi l’avait fabriqué, alors qu’en 1947 j’avais dix ans. Juste après le verdict, la Présidente du Jury est venue me voir et elle m’a confié en parlant de Vergès : « Avec ce télex, il a voulu nous prendre pour des cons ».

Au cours du procès, vous avez notamment lu une lettre à ses parents de la petite Liliane. Pourquoi avoir lu cette lettre à l’audience ?

Cette lettre, je l’ai lue parce que ce que l’on explique aux enfants est parfois loin de la réalité. « Dieu vous qui protégez les bons et punissez les méchants ». Or les Bons ont été tués par millions et tant de méchants sont restés impunis. Barbie ne devait pas rester impuni. La voix de Liliane Gerenstein, une des victimes, s’est fait entendre pour réclamer justice.

À l’issue du procès, vous avez déclaré que « lorsqu’on montrera le film des dépositions, je crois que ce sera quelque chose de supérieur à Shoah ». En quoi la qualité des témoignages a-t-elle été si précieuse ?

Shoah est une œuvre d’art où les témoins sont filmés par un cinéaste qui dirige la scène. Les témoins du procès Barbie se sont exprimés dans une salle d’audience solennelle et avec une intensité extrême. Surtout les femmes résistantes. Et ils parlaient de ce qui s’était passé en France alors que Shoah traite de ce qui s’est passé au centre de l’Europe et l’Est européen. Il est certain que plus que l’accusé (reclus dans sa cellule par son avocat qui voulait être la vedette), plus que les magistrats, plus que les avocats, ce furent les témoins qui tinrent la première place dans ce procès.

Avec Beate, vous avez traqué Barbie en Bolivie et empêché le classement de son dossier en Allemagne. Comment êtes-vous intervenus auprès des autorités françaises pour vous assurer de son extradition vers la France ?

En 1982, un de mes informateurs en Bolivie nous a téléphoné pour nous dire qu’à son avis la dictature allait tomber. J’ai couru à l’Élysée, où Régis Debray, notre complice dans la tentative d’enlèvement de Barbie par des militaires opposants à la dictature du Colonel Banzer, était Conseiller Spécial du Président Mitterrand. Jacques Attali, son autre Conseiller Spécial, a consigné dans son livre Verbatim les traces de mes démarches à l’Élysée.

Propos recueillis par YH et ASD

LETTRE DE LILIANE GERENSTEIN
Écrite depuis Izieu à ses parents

« Dieu ? Que vous êtes bon, que vous êtes gentil et s’il fallait compter le nombre de bontés et de gentillesses que vous nous avez faites il ne finirait jamais… Dieu ? C’est vous qui commandez. C’est vous qui êtes la justice, c’est vous qui récompensez les bons et punissez les méchants. Dieu ? Après cela je pourrai dire que je ne vous oublierai jamais. Je penserai toujours à vous, même aux derniers moments de ma vie. Vous pouvez être sûr et certain. Vous êtes pour moi quelque chose que je ne peux pas dire, tellement que vous êtes bon. Vous pouvez me croire. Dieu ? C’est grâce à vous que j’ai eu une belle vie avant, que j’ai été gâtée, que j’ai eu de belles choses, que les autres n’ont pas. Dieu ? Après cela, je vous demande qu’une seule chose : FAITES REVENIR MES PARENTS, MES PAUVRES PARENTS, PROTÉGEZ-LES (encore plus que moi-même) QUE JE LES REVOIS LE PLUS TÔT POSSIBLE, FAITES-LES REVENIR ENCORE UNE FOIS. Ah! Je pouvais dire que j’avais une si bonne maman et un si bon papa ! J’ai tellement confiance en vous que je vous dis un merci à l’avance. »

Extrait de Serge Klarsfeld, Les enfants d’Izieu, Une tragédie juive, 1984

Télégramme, daté du 06/04/1944, du SS-Obersturmführer Klaus Barbie, adressé au service IV B 4 de la Sipo-SD France à Paris,
concernant l’arrestation d’enfants à la colonie d’Izieu.
© Mémorial de la Shoah