L’autre, c’est moi

Qui est l’Araméen de la haggada de Pessah ?

© Maya Zack, Broken Horizons (Shtiebelekh), Digital produced image, inkjet print, 160×132 cm
Courtesy of the artist and Alon Segev Gallery, Tel Aviv – www.alonsegevgallery.com

Il y a deux façons malsaines d’aborder un évènement qui nous touche. Le rejet de responsabilité d’abord : tout est de la faute de l’autre. Cette approche, qui pare l’autre de tous les atours de l’agentivité libre et soi-même de la victimisation passive absolue, n’a qu’une fonction, l’exonération de soi, l’excuse au sens étymologique de se mettre hors de cause. L’autoflagellation ensuite : tout est de ma faute. Cette approche, au contraire, fait des autres des spectres et de soi-même le centre du monde, dans un geste d’auto-agression qui est dans le même temps un geste d’autocélébration satisfaite. Un des traits de génie de la théologie juive se trouve sans doute dans sa tendance à l’autoflagellation et à la déréalisation des causalités matérielles objectives. Dans l’historiographie théologique juive, il n’y a au fond que deux véritables acteurs de l’Histoire : Dieu, et les Juifs. Les Nations jouant le rôle de bâton fait pour taper les Juifs, les ramener vers le droit chemin. Reste que dans la mémoire culturelle juive, une place importante est, dans le même temps et paradoxalement avec ce qui vient d’être dit, accordée à la mémoire rancunière de tous ce que nos ennemis nous ont fait subir. Qu’ils aient été les agents d’une punition divine ou de souffrances d’amour ne leur ôte en rien leur malignité. « Dieu fait advenir un mérite par quelqu’un de méritant et une infamie par quelqu’un d’infâme » (TB Shabbat 32a).

Cette historiographie théologique, qui a eu un rôle non négligeable dans la survie spirituelle des Juifs dans l’Histoire mais qui peut aussi avoir ses effets pervers, a été une façon d’ôter aux Empires qui avaient soumis Israël toute grandeur, toute agentivité historique. Finalement, derrière les empires, se trouve la main de Dieu qui les instrumentalise pour punir les seuls véritables acteurs, les Juifs, et la seule véritable cause de déliquescence, la désobéissance, la trahison de l’Alliance, l’idolâtrie. Les spécialistes de la théologie de l’Ancien Israël disent souvent que les anciens Hébreux ont dépeint leur Dieu en suzerain assyrien, transférant sur lui les caractéristiques du suzerain, transformant en théologie positive ce qui était une réalité d’oppression impériale. Un autre des traits de génie de la théologie juive se trouve sans doute dans le rejet de toute généalogie de la pureté des origines et dans l’intégration dans sa propre histoire religieuse d’un passé d’étranger.

La partie récit, maggid, de la haggada de Pessah comporte un midrash absolument fascinant qui met en jeu et en hésitation ce double élément de rancune mémorielle et d’impureté des origines.

Dans un style d’exposition midrashique classique, nous lisons :
« Sors et apprends ce que Laban l’araméen voulut faire à notre père Jacob : Pharaon n’avait voulu tuer que les enfants mâles mais Laban voulut déraciner la totalité comme il est dit : “arami oved avi ארמי אבד אבי, et il descendit en Égypte” (Deutéronome 26,5). »

Je ne traduis volontairement pas pour l’instant l’expression arami oved avi, source scripturaire de cette interprétation. Ici, Laban est une préfiguration de l’ennemi égyptien qui viendra plus tard, la version familiale de l’ennemi politique qui reproduit l’évolution de l’histoire d’Israël d’histoire familiale tribale à histoire nationale. Cette expression est traduite dans beaucoup des haggadot traditionnelles par : « Un Araméen voulut perdre mon père ». Cette traduction ne sort pas de nulle part, elle s’appuie en effet sur le commentaire de Rashi dans le Deutéronome qui y voit la grandeur de la miséricorde divine. Laban avait fomenté contre Jacob. Et, bien qu’il n’ait pas réussi, haMakom [Dieu] a considéré que c’était comme s’il l’avait fait car Dieu juge les peuples du monde selon le principe : « la pensée vaut l’action » (et il cite le Sifri, midrash tannaïtique sur le Deutéronome*). Entre parenthèses, elle est bizarre, cette idée que Dieu juge les Nations plus sévèrement que le peuple juif et enfreint pour ce faire un grand principe de la justice qui est l’équité devant la loi. Cela a sans doute à voir avec la casquette divine du Père, qui punit très sévèrement quiconque a même songé à faire du mal à son enfant et qui n’est pas, comme le Juge, obligé par l’équité. La traduction de arami oved avi par « Un Araméen voulut perdre mon père » semble aussi la plus logique en regard de ce que la haggada veut dire : « il a voulu faire du mal à notre ancêtre, ensuite Pharaon a fait pire ». Mais c’est là que débarquent les grammairiens, espèce urticante qui prend un malin plaisir à casser tous vos édifices interprétatifs par des arguments syntaxiques ou grammaticaux. Ici, dans le rôle des grammairiens, nous avons trois figures importantes de la tradition, comptables du renouveau de la grammaire hébraïque au xie et xiie siècles : Rashbam (né en 1080), Rabbi Abraham ibn Ezra (né en 1089), et Rabbi David Kimhi (né en 1160). Ils se proposent d’intégrer les arguments de ces nouvelles sciences comme outils herméneutiques dans l’interprétation de la Torah, quitte à réévaluer les interprétations acceptées et à en proposer de nouvelles. Selon eux, le verbe oved doit être ici un verbe intransitif, comme il l’est dans toute la Bible, c’est-à-dire qu’il ne peut pas prendre un objet direct. Ainsi, avi (mon père) ne peut être, comme l’affirment Rashi et la haggada, l’objet du verbe (« … a détruit mon père ») mais doit être le sujet de la phrase (« mon père était… »). De plus, oved (forme qal) ne signifie jamais « détruire » en hébreu biblique. Maavid (forme hifil) est le verbe transitif qui signifie « détruire », mais maavid n’est pas la forme du verbe qui apparaît dans ce verset. Abraham Ibn Ezra, dans son commentaire au verset du Deutéronome, écrit : « le mot oved ne fait pas partie des verbes irréguliers, et si (l’adjectif) araméen s’appliquait à Laban, la Torah aurait dit maavid ou meabed. Il ajoute ensuite un argument d’ordre logique sur la suite du verset. Puisque Laban n’est pas descendu en Égypte, et qu’il n’y a pas lieu de supposer que le sujet change au beau milieu de la phrase, celui dont on parle ici, c’est Jacob ».

Ce qui nous donne comme traduction « Mon père était un Araméen errant ». Et ainsi, par un argument grammatical et syntaxique, s’opère un changement radical dans la compréhension. Ça demande d’être sensible aux figures de style de la Bible puisque ça donne alors quelque chose comme « Un Araméen errant (fut) mon père » et puis ensuite le verset coule de source. Du coup, l’Araméen, ce n’est pas l’Autre méchant, c’est notre père à une certaine période de son histoire, c’est à dire de la nôtre. L’étranger errant est notre ancêtre. J’aime bien ce que ça dit de notre origine impure en termes de « souches » et surtout de ce que l’identité juive a toujours été définie par l’arrachement à son histoire, à son déterminisme, à sa zone de confort. « Mon père était un Araméen errant qui est descendu en Égypte et qui y a vécu en petit nombre et il devint là-bas un grand peuple puissant et nombreux ». Récit de la success story d’un transfuge.

Il est intéressant de noter que la subversion de cette interprétation n’est pas restée sans réponse plus conservatrice et traditionaliste. L’opposant le plus intéressant à leur compréhension critique « moderne » fut le rabbin Eliyahu Mizrahi (né vers 1455) qui rejetait l’idée même de la fiabilité de la science grammaticale pour changer les interprétations traditionnelles. Il postule l’existence d’un corpus de langage biblique parlé perdu, dans lequel les gens utilisaient vraisemblablement ce verbe comme verbe transitif et intransitif. Il ajoute aussi un argument de type maximaliste :
« Nos Sages, sur la base de traditions reçues fiables, ont copié de maître à élève et ce en remontant jusqu’à Moïse, qui les a lui-même reçues de Dieu, que l’Araméen est Laban et que oved est transitif.. »

On le voit, il y a chez Rabbi Eliyahu Mizrahi plus qu’un simple rejet de la grammaire. Par la grammaire, c’est l’idée même de pertinence des arguments scientifiques extérieurs pour interpréter la Torah qui entre dans la tradition, c’est aussi l’idée qu’il puisse y avoir des erreurs et des mauvaises interprétations. Ce n’est pas un hasard que son rejet se soit exprimé justement sur ce verset-là, qui affirme que l’étranger, c’est nous-même. Fondamentalisme et pureté des origines vont souvent de pair.

* « UN SYRIEN A DÉTRUIT MON PÈRE – Il mentionne la bonté aimante de l’Omniprésent en disant : ארמי אבד אבי, un Syrien a détruit mon père, ce qui signifie : « Laban souhaitait exterminer toute la nation « lorsqu’il a poursuivi Jacob. Parce qu’il avait l’intention de le faire, l’Omniprésent lui a compté comme s’il l’avait effectivement fait (c’est pourquoi l’expression אבד qui se réfère au passé est utilisée), car en ce qui concerne les nations du monde, le Saint, béni soit-Il, considère la simple intention de faire comme l’acte effectivement réalisé, l’intention comme un acte réel (cf. Sifrei Devarim 301,3 ; Onkelos). »