Le Lab Théâtre: “Le corps des autres”

Marie Levy a 30 ans, elle est parisienne, metteuse en scène et comédienne. Cet été, elle est au festival d’Avignon, bravant la canicule, pancarte au bras, en compagnie de sa troupe pour présenter son spectacle, Le Corps des Autres, adapté du texte éponyme d’Ivan Jablonka.

À première vue, on s’attend à un spectacle féministe générationnel, porté par des femmes, pour dénoncer les diktats de l’industrie de la beauté, à toutes les échelles. Et ce serait déjà très bien. Mais c’est un peu mieux que ça.

Pour Tenou’a, Julia Lasry l’a rencontrée, dans la cour du café en face du théâtre où se joue le spectacle.

 

Marie, pouvez-vous présenter votre spectacle ?

C’est un spectacle sur la beauté. Sur scène, il y a deux comédiennes et elles jouent chacune deux rôles. Il y en a une qui joue une esthéticienne et une journaliste, et une autre qui joue une actrice de cinéma et une manageuse d’institut de beauté. On suit surtout le parcours de l’esthéticienne et de l’actrice, qui sont le point de départ d’une réflexion plus large sur la beauté, les injonctions qu’on reçoit en tant que femmes sur ces questions-là, et aussi sur une réflexion sur le travail. 
Ces deux métiers, d’esthéticienne et d’actrice, viennent avec un paquet de contradictions et d’injonctions, alors que ce sont deux métiers de passion qui se retrouvent à devoir interagir avec l’industrie de la beauté. Une industrie qui, je trouve, s’est approprié et a perverti des choses très belles, comme le fait de prendre soin de soi. Donc, on suit ces deux femmes, avec humour, pour parler de ces questions !

Comment avez-vous eu envie de parler de ça, vous ?

Au départ, c’est mon père qui m’a offert un livre d’Ivan Jablonka. Parce qu’ avec mon père, on partage une obsession pour les questions de la Seconde Guerre mondiale et la Shoah. On s’offre tout le temps des livres sur ça. J’ai découvert Ivan Jablonka, qui est historien de la Shoah, des femmes, dont j’ai lu plein d’autres livres qui n’ont rien à voir. Il a écrit tout un tas de trucs, dont ce livre, Le Corps des autres, que j’ai lu il y a plusieurs années, qui est un peu un ovni dans son œuvre. 
Son livre est vraiment une enquête sociologique sur les esthéticiennes. Et le boom dque représentent les instituts de beauté en France ; c’est vraiment très actuel. En lisant le livre, j’ai trouvé que c’était très théâtral. J’ai eu tout de suite des images : les questions d’épilation, d’intimité, la parole, les verbatims de ces femmes-là que j’ai trouvé inédits. Je n’avais  jamais entendu ce genre de parole. 
Et c’est venu aussi à un moment un peu de ma vie où moi-même, je me suis posée des questions sur mon rapport à la féminité, à la beauté, à la séduction… Et du coup, c’est venu faire un mélange un peu complexe sur comment moi, en tant qu’actrice, j’ai affaire à ce genre de questions.
Tout ça s’est passé en quelques mois. J’ai vu un film, Sois belle et tais toi, de Delphine Seyrig, un documentaire qu’elle a réalisé en 75, où elle interview toutes ses copines, actrices américaines, françaises, canadiennes, où elle leur pose des questions sur ces sujets-là : « Est-ce que ton physique influence la manière dont tu travailles ? La manière dont tu es perçue dans ton travail ? Est-ce que tu es heureuse d’être considérée comme tu es considérée ? » Hyper moderne quoi ! Je me suis dit : là, il y a quelque chose ! Il y a des témoignages d’actrices, des témoignages d’esthéticiennes, c’est comme ça que j’ai trouvé le concept de mon spectacle. 
Au début du spectacle, il y a un texte lu, en voix de synthèse, qui dit : « Chaque matin, avant même vos soins de beauté, regardez-vous dans la glace, bien en face, et commandez à vos yeux de briller, de s’éclairer de la flamme que vous portez certainement en vous. C’est un petit exercice d’auto-suggestion infaillible. La beauté est un sport de combat. Il faut se battre pour la mériter.» Et, plus tard : « Il n’y a pas de femme laide, il n’y a que des femmes qui se négligent », c’est du Elena Rubinstein [lire à ce propos l’entretien que nous avions mené avec Michèle Fitoussi, commissaire de l’exposition Helena Rubinstein. L’aventure de la beauté au mahJ en 2019]. J’ai lu sa biographie pendant le premier confinement. C’est dingue, son parcours. C’est une figure hyper inspirante pour mon spectacle, et en même temps j’ai envie de me moquer tout le temps ! Parce qu’on ne vit pas dans le même monde, tout simplement. Elle n’est pas très déconstruite ! Elle raconte comment sa mère lui disait : « il faut se brosser les cheveux cent fois avant de dormir pour avoir des beaux cheveux. » Je trouve qu’à la fois c’est beau, et en même temps c’est ringard. Il y a ces deux trucs-là en même temps qui me touchent.
Et enfin, j’avais déjà en tête les deux comédiennes, parce qu’on était à l’école ensemble et parce qu’elles sont comme moi, à se poser des questions, (même si on n’a pas toutes les mêmes réponses) sur à quel point on choisit ou pas de se faire belle. 

Vous nous racontez un spectacle sur le rapport à l’esthétique, au dictat, en tant que comédienne et en tant que femme globalement. J’ai été très surprise de voir la Shoah surgir dans la pièce. C’est très subtil et assez court. Est-ce que vous pouvez expliquer le lien qui est fait entre soin esthétique et Shoah ?

Le texte du spectacle reprend vraiment l’épilogue du livre Le corps des autres d’Ivan Jablonka. C’est vraiment un historien un peu spécial, dans le sens où il parle tout le temps de lui. En fait, dans tous les sujets qu’il aborde, que ça le touche de près ou de loin, il revient toujours au “je”, à sa parole à lui, du point de vue d’où il parle. Effectivement, même dans le livre lui-même, le rapport est surprenant. On lit le livre, il n’y a rien qui amène à ça. C’est un peu la réponse, je pense, qu’il a trouvée aussi lui-même en se posant la question de pourquoi il s’est mis à travailler sur les esthéticiennes. Et en fait : c’est la question du corps. La question du corps sublimé par les esthéticiennes. Sublimé, choyé, dont on prend soin. Mais aussi le corps des esthéticiennes, qui est un corps fatigué, qui est un corps endolori et un corps méprisé. Je pense que c’est ça le lien avec la question de la déportation. Le fait d’avoir comme ça des corps qui sont détruits, qui sont traumatisés, qui sont méprisés… C’est probablement comme ça, qu’il a été touché par le sujet.
Et il amène le sujet par deux anecdotes. D’abord : dans le ghetto de Vilnius, les femmes n’avaient pas le droit de se teindre les cheveux et de se maquiller, fait que j’ignorais complètement, et qui parait super bizarre. 
La deuxième anecdote vient du journal d’un médecin allié, qui a participé à libérer les camps. L’histoire ne précise pas quel camp, ça relève presque de la légende. À un moment, à la libération de ce camp, il y a eu une cargaison de rouges à lèvres qui est arrivée. Et on assiste à la distribution de ces rouges à lèvres à ces femmes, tout juste libérées des camps, qui sont encore décharnées, sans cheveux. On peut imaginer le camp libéré, où on essaye de faire que tout le monde ne meure pas du typhus ou de faim. Et les femmes ont mis ce rouge à lèvres et d’un coup, il y a comme un témoignage de ce que ces femmes ont pu être. 
Ivan Jablonka fait ce parallèle par la question de la dignité. La question d’avoir la liberté de prendre soin de soi. Si c’est une obligation, c’est évidemment oppressant et si c’est interdit, c’est aussi oppressant.
En parallèle de mes activités théâtrales, je travaille dans une association, je donne des cours de français à des femmes et des hommes qui sont exilés, réfugiés de partout dans le monde, dont beaucoup d’Afghanes. Et il y a plein d’Afghanes qui travaillent dans l’esthétique. La beauté afghane, c’est un truc énorme. Culturellement, c’est hyper important pour elles. Elles vont souvent chez l’esthéticienne, c’est un vrai lieu de sociabilité. 
Les talibans avaient laissé ouvert les salons d’esthétique, notamment pour les mariages, qui sont encore autorisés. Ce sont les seules fêtes qui sont encore autorisées. Là, il y a quelques jours, les talibans ont décidé de fermer les salons d’esthétique. Les femmes ont quelques mois pour fermer leurs salons, donc c’est un drame économique, évidemment, mais en plus, c’est un lieu de rencontre, c’est un lieu de liberté et d’appropriation de soi, de son image qu’on leur supprime. C’est ce qui peut se rapprocher le plus des nazis en termes de violence. Je trouve qu’on n’associe pas souvent le nazisme à l’oppression des femmes en particulier. Mais tout régime oppressif a oppressé aussi les femmes. J’ai eu un coup de cœur pour cet épilogue dans le texte parce que ça m’a parlé personnellement. 
Dans le texte, Ivan Jablonka raconte que ses amis lui ont demandé pourquoi lui, historien de la Shoah, s’intéressait tout à coup à ces questions « légères ». Et en fait j’ai l’impression que je pourrais moi-même me poser cette question. Pourquoi faire un spectacle drôle, pourquoi parler de de ce qui semble superficiel (les poils, les ongles, le rouge à lèvres) alors qu’il se passe dans le monde des choses autrement plus profondes ? 
Et en fait je trouve que ça permet de parler de choses beaucoup plus importantes et non traitées, notamment par les hommes. Il y a plein de moments où les gens rient à cette à cette phrase, dès l’évocation du mot Shoah. D’un coup ça faisait un genre d’atterrissage.

Un rire gêné ? Un rire que vous interprétez comment ?

Un rire gêné ou alors un rire de surprise, genre « c’est une blague ? On va pas parler de ça maintenant ?» J’ai eu plein de réactions différentes. 
On joue souvent le spectacle en lycée professionnel, devant des futures esthéticiennes. Et au moment de ce texte-là, sans faire la prof qui dit « vous avez compriiiis ? » je me dis que c’est bien, on l’évoque, ça travaille…

Le Corps des autres se joue au Théâtre Les Étoiles à Avignon, jusqu’au 29 juillet (relâche les 20 et 27 juillet). Si vous y êtes dans les parages, n’hésitez pas !