Le regret d’être mère

© Shani Nahmias, Self portrait as a mother

Entretien par Anna Klarsfeld

Pourquoi avoir choisi ce sujet de recherche? Qu’est-ce qui a déclenché votre intérêt pour la question?

J’ai écrit ma thèse en 2003 sur le sujet du non-désir de maternité. Beaucoup de femmes que j’ai interviewées m’ont dit qu’on leur promettait sans cesse qu’elles finiraient un jour par regretter ce choix (sous-entendu quand elles seront vieilles et seules !). Pour moi, il s’agit d’une utilisation politique des émotions pour mettre ces femmes dans le « droit chemin ».

En tant que sociologue, je me suis demandé si ce regret pouvait aussi exister dans l’autre sens ; si certaines femmes ayant eu des enfants le regrettaient. Mon intuition était que ça devait être le cas, car il me semble qu’il n’y a rien dans la vie qu’on ne puisse pas regretter. Je me demandais pourquoi on n’en entendait jamais parler, cela m’intriguait.

D’après vous, pourquoi, dans des sociétés où l’accès à la contraception s’est démocratisé et où l’avortement a été légalisé, des femmes regrettent-elles d’être devenues mères? Y a-t-il une cause «typique» qui se dégage (rupture, carrière empêchée…)?

Les histoires de ces femmes n’ont en général rien de particulier. Certaines sont divorcées, d’autres encore mariées. Leurs enfants ne sont pas spécialement problématiques. En fait, ces femmes éprouvent ce regret tout simplement parce que la maternité ne leur convient pas. Elles sont devenues mères parce qu’elles y ont été poussées par la société, par un imaginaire collectif encore colonisé par le narratif selon lequel la maternité est la chose la plus importante et la plus belle dans la vie d’une femme.

Personne ne nous dit qu’on peut aller bien sans être mère. Même quand on nous dit que la parentalité est parfois difficile, il y a toujours derrière l’idée que ça vaut la peine, que le sourire de son enfant rattrape tout. Au contraire, la non-maternité est très stigmatisée. Lorsqu’une femme dit qu’elle ne veut pas d’enfant, on lui dit qu’elle est égocentrique, qu’elle finira malheureuse. Du fait de cet imaginaire, la grande majorité des femmes pensent que la maternité va leur apporter bonheur et sérénité. Et lorsque ce n’est finalement pas le cas, c’est trop tard.

Vous dites que «la maternité ne convient pas» aux femmes avec lesquelles vous vous êtes entretenu. Pouvez-vous décrire plus précisément leur ressenti?

Ces femmes ont le sentiment qu’il y a plus d’inconvénients que d’avantages à être mère. La maternité représente pour elle une perte de temps et de ressources. Mais ce n’est pas seulement une histoire de corvées quotidiennes à réaliser. C’est surtout le fait de devenir pour toujours responsable de quelqu’un d’autre, sans machine arrière possible, qui leur pèse. C’est ce type particulier de relation qu’est la maternité, et leur position dans cette relation, dans laquelle elles préféreraient ne pas se trouver.

Comment gèrent-elles ce sentiment tellement tabou? Que disent-elles (ou pas) à leurs proches?

La majorité d’entre elles se conforment au narratif de la maternité heureuse, elles gardent un sourire de façade. Certaines n’en avaient jamais parlé à personne avant notre entretien. Certaines avaient essayé d’en parler à leur conjoint, parfois à d’autres proches, mais on leur avait généralement répondu quelque chose comme « ça va passer, c’est temporaire ». Or elles savent que ce n’est pas le cas, et cela les fait se sentir encore plus seules. De ce fait, la plupart enfouissent ce sentiment très profondément. Elles préfèrent ne pas y penser. D’ailleurs, certaines n’ont plus voulu en parler une fois notre entretien passé.

Avez-vous une idée de l’ampleur du phénomène?

On ne saura jamais vraiment combien de personnes sont concernées parce qu’il y a beaucoup d’autocensure à ce sujet. Toutefois des études quantitatives ont récemment été menées en Allemagne et en Pologne sur la question. L’étude allemande, menée en 2016, indique que 8 % des parents (pères et mères confondus) sont « entièrement d’accord » avec l’affirmation selon laquelle ils n’auraient pas d’enfants s’ils pouvaient de nouveau choisir, et 11 % sont « plutôt d’accord ». L’étude polonaise, publiée en juillet 2021, situe le taux de « regret parental » entre 11 % et 14 %. Des millions de personnes sont donc concernées !

Quels changements politiques et sociaux devraient selon vous être mis en œuvre pour améliorer la situation?

La première étape, l’étape critique selon moi, serait d’arrêter de pousser toutes les femmes à devenir mères. Toutes les femmes sont uniques ; elles ont des rêves, des aspirations, des personnalités différentes. La maternité ne convient pas à toutes, il serait temps de le reconnaître. Pour faire évoluer les représentations, il faudrait normaliser la non-maternité dans les discours. Il faudrait montrer dans les médias et dans les séries des femmes qui ne sont pas mères, et pour qui c’est un non-problème.

La parentalité occupe une place très importante dans les cultures juive et israélienne (avec plus de trois enfants par femme en moyenne, Israël a le taux de natalité le plus élevé de l’OCDE). Cela rend-il à votre avis les choses encore plus difficiles pour les femmes juives/israéliennes?

Pas de façon significative. Ma recherche s’est principalement focalisée sur des femmes israéliennes, mais j’ai entendu des témoignages similaires de la part de femmes aux États-Unis et en Europe.

Je suis en contact avec une chercheuse qui travaille sur ce sujet en Norvège, qui m’a dit que, dans son pays, les femmes qui ne voulaient pas d’enfants s’exposaient à des discours du genre : « tout le système social est organisé pour vous faciliter la vie, vous n’avez pas d’excuse pour ne pas devenir mère ». Partout dans le monde, on retrouve l’idée selon laquelle pour être une vraie femme, il faut être mère.

Aujourd’hui, on entend de plus en plus de jeunes adultes affirmer ne pas vouloir d’enfants pour ne pas contribuer au changement climatique. Pensez-vous que cela pourrait faire évoluer les mentalités et aider à lever le tabou de la non-parentalité?

Pas en Israël en tout cas ! La majorité de la population ne pense pas vraiment à l’avenir. Le professeur Alon Tal [directeur du département de politiques publiques de l’université de Tel Aviv] alerte depuis des années sur le risque environnemental et sanitaire majeur que représente la surpopulation, et il s’est fait durement attaquer pour ses prises de position. La seule façon qu’ont la plupart des Israéliens de se soucier du futur, c’est de se dire qu’ils doivent faire des enfants pour s’occuper d’eux dans leurs vieux jours !

Orna Donath est notamment l’auteure de
Le regret d’être mère,
traduit de l’anglais par Marianne Coulin,
Odile Jacob, 2019, 14,99 €

  • Delphine Horvilleur
  • Rosie Pinhas-Delpuech
  • Stéphane Habib

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