Les enfants de Mathusalem

À cause de cette crise, les plus âgés se sont retrouvés isolés par injonction. Une réalité que, pourtant, beaucoup vivaient déjà.

Et soudain le monde entier (re)découvrit les vieux à l’aune d’une crise sanitaire sans précédent et un virus particulièrement âgiste: ses victimes sont très majoritairement les personnes âgées, et particulièrement les plus fragiles (90 % des décès concernent les plus de 65 ans, et la moitié des quelque 28000 morts en France à l’heure où j’écris ces lignes sont des résidents d’Ehpad). Dans la communauté juive, les embrassades et effusions des festivités de Pourim ont fait des ravages parmi les anciens (mes pensées vont à cet instant à la mémoire de mon ami Joseph Zerbib de Massy). La Covid nous oblige donc à regarder ce que nous interdit bien souvent notre déni intime du vieillissement, que prolonge un déni collectif: un sujet trop rarement dans le débat public, hors situation de grande émotion, comme après la canicule de 2003 et ses 19000 morts, déjà essentiellement des âgés, en moins de trois semaines. Les vieux sont pourtant là, et partout. Car nous sommes tous des vieux en devenir. Car les générations de baby-boomers arrivent aux âges avancés. Car la révolution de la longévité, celle dont Claude Levi-Strauss disait à la fin de sa vie qu’elle constituait un phénomène anthropologique aussi important que la sédentarisation au néolithique, s’opère sous nos yeux sans qu’on en tire les nécessaires conséquences. 

Que nous dit cette crise de notre rapport aux vieux? Comme toujours, une ambivalence. Une bonne nouvelle d’abord, tellement évidente qu’on ne la voit plus: dans ce moment paradoxal où, pour espérer retisser au plus vite les liens, il nous aura fallu d’abord s’astreindre à tous les rompre, où chacun aura éprouvé dans sa chair les affres de l’isolement, vécu quotidien de millions de concitoyens fragiles et âgés, pour lesquels l’isolement les plonge toute l’année dans une forme de confinement permanent, dans ce moment où pour faire société, il nous aura fallu se retirer du monde, se calfeutrer et garder une distance avec l’autre, nous n’avons jamais eu en fait autant le souci de son prochain. Ce moment est proprement incroyable car pour préserver les plus fragiles, nous avons consenti à tout arrêter ou presque, à congeler l’économie et toute activité, en un cinglant désaveu à tous les pronostics âgistes, à toutes les prophéties d’une inévitable guerre des âges. Ce confinement pour protéger les plus âgés a remis au cœur de la société les fragilités et les vulnérabilités et constitue une des plus belles manifestations de solidarité intergénérationnelle, avec des formidables élans de solidarité qu’illustrent ces bienveillances du quotidien, spontanées ou organisées. Pour ces voisins âgés dont on a pris des nouvelles tous les jours, pour ces proches et sa famille qu’on n’aura jamais autant appelés au téléphone ou par Zoom. Mais aussi par nos acclamations tonitruantes aux balcons de France chaque soir pour toutes les premières lignes du soin et de l’accompagnement, les louanges à tous les « invisibles de la solidarité » qui accompagnent les plus fragiles au quotidien, dans les établissements ou au domicile. Soudain, prendre soin de l’autre remplissait nos vies, comme un retour aux sources et à l’évidence: le vieux doit être protégé, préservé, vénéré. Sans surprise, les textes et la tradition juive ne disent rien d’autre. C’est évidemment dans le cinquième commandement, celui qui enjoint de respecter ses parents, qu’il faut voir l’invitation la plus forte à chérir les aînés. Sa position charnière, entre les premiers commandements fixant les impératifs à l’endroit du divin, et les commandements suivants relatifs aux devoirs envers le prochain, en confirme la centralité. L’Éternel, en s’adressant à Moïse, est plus explicite encore par un menaçant « Tu te lèveras devant les cheveux blancs et honoreras le vieillard et aie crainte de ton Dieu: je suis l’Éternel » (Lévitique 19,32). Et la Bible est littéralement peuplée de vieux dont la longévité extrême semble être une vertu en soi: Adam meurt à 930 ans (Ève, on ne sait pas…); Noé s’éteint à 950 ans; son grand-père Mathu- salem a gagné la postérité par son âge record de 969 ans. Après le Déluge, les patriarches et matriarches sont certes revenus à des longévités plus entendables mais toujours vénérables: Abraham disparaît à 175 ans, Sara à 127 ans, Isaac meurt à 180 ans, Jacob atteint les 147 ans, Joseph vit 110 ans. Et les 120 ans de Moïse sont devenus le souhait collectif formulé dans toute famille juive à chaque anniversaire… L’affaire est entendue: c’est le même mot, zaquen, qui désigne en hébreu deux figures qui se confondent ainsi, le vieillard et le sage. 

Pourtant, et c’est la face moins reluisante de ce que cette crise nous a confirmé, toujours l’âge déprime, le grand âge fait peur, la dépendance angoisse, comme nous l’écrivons avec mon ami Luc Broussy dans le Manifeste pour une révolution de la longévité signé par 150 personnalités dans le Monde fin mai 2020. D’autant plus dans une société qui ne s’est pas adaptée au vieillissement de la population. La crise a rendu nécessaire un isolement parfois drastique des plus âgés au nom du risque zéro. À domicile et plus encore dans les EHPAD, ce confinement maintenu, cette impossibilité de se voir avec l’interdiction des visites, puis de se toucher, de s’embrasser, a privé de liberté au nom de la sécurité. Ce déchirement vécu par tant de familles est emblématique de notre rapport ambivalent aux vieux: hyperprotection parfois infantilisante dans l’émotion, mais relégation silencieuse en routine… 

Les valeurs cardinales demeurent celles de la performance, de l’efficacité, de la vitesse quand les vieux nous indiquent tempérance, sagesse et lenteur. Les passeurs de mémoire, d’histoire et d’éducation que sont ces aînés, plus ou moins sages, et dont on questionne à bas bruit l’utilité sociale et le coût potentiel, sont peu sollicités par la société tout entière. Le monde d’après, si jamais il vient, saura-t-il trouver ces chemins de l’association et du respect aux cheveux blancs, celui qui par exemple réinstalle des bancs publics pour faciliter la déambulation (donc le lien social et l’activité physique) des plus âgés. Celui qui ne procrastine pas, dans la priorité des choix budgétaires, pour doter de moyens humains suffisants les services à domicile ou les EHPAD pour permettre un accompagnement digne. Celui aussi qui n’hésite pas à regarder en face la mort des très âgés. 

Vieillir est une chance. Pas une malédiction individuelle ni un fardeau collectif. Le rabbin Nahman de Breslev ne disait rien d’autre avec son provocateur « Il est interdit d’être vieux ». Marie de Hennezel, dans le Traité de bioéthique (sous la direction d’Emmanuel Hirsch) y voit là l’interdit ontologique d’être triste, amer, désespéré devant la vie. Et nous invite à « prendre du recul face à l’interdit de vieillir qui nous est signifié dans le monde de l’image dans lequel nous évoluons ». C’est une saine recommandation, pour chacun et pour la société tout entière. Pour permettre à tous, non seulement de naître et demeurer, mais aussi de vieillir libres et égaux en droit.