Les juifs et le sexe

Parmi les nombreux clichés antisémites, on en trouve deux, contradictoires, qui touchent à la sexualité: les juifs seraient obsédés par le sexe ou, au contraire, ne manifesteraient pour la chose aucun intérêt. L’historien américain du judaïsme David Biale, auteur de Eros juif, revient sur l’histoire de ces clichés.

L’idée que les juifs seraient sexuellement hyperactifs ou, à l’inverse, des parangons de pudeur, a une origine historique précise. C’est en fait un produit de l’antisémitisme de type racial, apparu avec la peur de l’intégration des juifs aux sociétés européennes. L’antisémite racial redoute le Juif qu’il ne peut reconnaître plus encore que celui qu’il reconnaît ; son pire ennemi est le Juif converti ou celui qui lui ressemble en tout point. Car c’est ce Juif-là qui peut inséminer la politique du corps de la nation chrétienne, non seulement de façon métaphorique mais aussi littérale. Dans l’imaginaire de l’antisémite racial, le Juif, volontiers représenté en vieillard repoussant, est guidé par sa lubricité et son désir de violer d’innocentes jeunes filles chrétiennes.

Ce fantasme dont on trouve l’origine à la fin du XIXe siècle, trouve son apogée dans une nouvelle publiée à la toute fin de la Première Guerre mondiale par Artur Dinter, Die Sünde wider das Blut, « Le péché contre le sang ». Dans cet essai pompeux et – bien qu’ayant été vendu à des millions d’exemplaires dans l’Allemagne de Weimar – proprement illisible, Dinter dessine un récit retors dans lequel des juifs cupides inoculent leur sang chez les chrétiens par le moyen de rapports sexuels. La moindre trace de ce sang est si puissante qu’elle peut engloutir le sang aryen et contaminer la victime. Bien que Dinter fût exclu du parti nazi (pour qui son anti-sémitisme était trop chrétien), c’est précisément des idées de ce type qui ont permis le crime nazi de Rassenschande (« pollution de la race ») et ont été codifiées par les lois infamantes de Nuremberg en 1935.

Les juifs eux-mêmes n’étaient pas totalement imperméables à ces idées. Ainsi, on trouvait des juifs – y compris certains théoriciens du sionisme – qui admettaient l’accusation d’hypersexualité juive mais y voyaient le fruit des perturbations nerveuses auxquelles les juifs modernes semblaient particulièrement sensibles. Mais il eut été possible d’étayer l’idée du manque d’énergie sexuelle des juifs avec le même argument. Quoi qu’il en soit, la recommandation était alors de réformer le corps juif, de le rendre physiquement fort et viril, en d’autres termes, de fabriquer des juifs avec des muscles. Bien entendu, les sionistes avaient la conviction que cette transformation des corps n’adviendrait que dans un cadre national sain et dans le travail agricole. Pour ces penseurs, le sionisme devait être une révolution érotique.

Le roman Portnoy et son complexe publié en 1967 par Philip Roth représente peut-être le dernier chapitre de ce discours moderne. Alexander Portnoy est une caricature du Juif hypersexuel qui aurait pu être tirée de l’hebdomadaire pornographique nazi de Julius Streicher, Der Stürmer. Rien n’intéresse plus Portnoy que de coucher avec des shikses, des femmes non-juives. Mais, si lui se présente comme irrémédiablement libidineux, elles le voient plutôt à l’opposé comme un « Messie domestique » tout ce qu’il y a de plus classique. Roth connaît les arguments sionistes face à un personnage comme Portnoy. Aussi, lorsque Portnoy visite Israël et observe une sexualité juive saine, il devient impotent. Ceux des critiques qui y voyaient là un portrait réaliste de la sexualité juive dépeint par Roth se trompaient. Ce livre tire son énergie de stéréotypes diffusés pendant un siècle avant de culminer dans Portnoy ; et ce roman n’est autre qu’un commentaire satirique de ces stéréotypes.

Si le Juif hypersexuel est le fruit de ce moment particulier de l’histoire, peut-on lui trouver des sources antérieures? Et bien non. Pour s’en assurer, il faut remarquer que, si le Quatrième Concile du Latran, en 1215, interdit les relations sexuelles entre juifs et chrétiens, anticipant ainsi les lois de Nuremberg, il n’existe pas de preuve que les Chrétiens, à l’image des nazis, considéraient les Juifs comme hypersexuels. L’Église craignait que les Juifs ne puissent plus être distingués des Chrétiens, c’est pourquoi elle rendit obligatoire le port de signes distinctifs comme la rouelle ou le chapeau pointu juif.

Les visions médiévales des Juifs s’intéressent moins à la sexualité qu’aux caractéristiques démoniaques. Les Juifs tètent des truies et boivent le sang des Chrétiens assassinés dans ce but. Ces deux activités présumées s’appuient sur la croyance que les Juifs font l’exact opposé de ce que prescrit leur religion. Leur vraie religion est une inversion de ce en quoi ils prétendent croire.

L’accusation de consommation du sang chrétien est, d’ailleurs, structurellement à l’opposé de la Rassenschande. La première dit que les Juifs volent le sang du corps des Chrétiens ; la seconde qu’ils inoculent leur sang à l’intérieur du corps des Chrétiens. Seule la seconde est réellement sexuelle. Tandis que la crainte médiévale des Juifs est qu’ils ne soient pas humains, la crainte moderne est qu’ils soient trop humains.

Côté juif, l’histoire n’est pas plus simple. L’une des vertus fondamentales dans le Talmud est la « pudeur », un terme qui suggère un contrôle de la sexualité. Nous apprenons ici qu’il est même un rabbin qui va jusqu’à chasser les mouches de sa chambre afin qu’elles n’assistent pas au rapport sexuel. Dans les traditions philosophiques, kabbalistiques et hassidiques, le fait de minimiser le plaisir physique de la sexualité était considéré comme vertueux. Le grand maître hassidique Nachman de Bratslav (1772-1810), affirmait que lorsqu’il avait un rapport sexuel, il ressentait une douleur réelle, similaire à celle de la circoncision. Et on trouve dans le Talmud comme dans les traditions plus tardives, nombre de récits de sages qui ne rendent visite à leur épouse qu’une fois par an, ou même qui font vœu de célibat, à l’image des moines chrétiens.
La même tradition talmudique, pourtant, prescrit que tout homme doit se marier et procréer ; c’est cela la norme, plutôt que le célibat. Plus encore, le Talmud impose la fréquence des relations sexuelles en fonction de l’activité de chacun. De même, il se refuse à interdire quelque pratique sexuelle (et on trouve même, dans le Talmud, un texte qui se lit comme un Kama Sutra juif). Plus important : la loi rabbinique reconnaît le droit des femmes au plaisir sexuel et fixe au mari le devoir de le permettre à son épouse. On attend des hommes qu’ils maîtrisent leurs pulsions sexuelles (le « bon père de famille » à la Portnoy), mais les femmes n’ont pas ce devoir.

Le judaïsme, dès lors, peut être considéré comme ayant une approche plus positive de la sexualité que le christianisme, lequel porte des idéaux d’ascétisme monacal et de célibat clérical. Pour autant, cette approche positive ne va pas sans ambiguïtés, peut-être bien en raison de l’influence chrétienne. Pour la tradition juive, le juste équilibre entre la renonciation chrétienne et la lubricité incontrôlée est le rapport sexuel conjugal régulé et maîtrisé.

LA CRAINTE MÉDIÉVALE DES JUIFS EST QU’ILS NE SOIENT PAS HUMAINS, LA CRAINTE MODERNE EST QU’ILS SOIENT TROP HUMAINS

Quel est alors le lien entre cette tradition et le mythe du Juif hypersexuel ? Il est bien ténu, sauf peut-être à considérer que le fait que le judaïsme dans son ensemble ne condamne pas la sexualité et que tous les hommes juifs aient le devoir de se marier, puissent avoir nourri le fantasme chrétien d’une hyper-sexualité juive. Si les juifs sont un danger pour la société chrétienne parce que leur vraie religion est secrète et démoniaque, alors, durant la période moderne au cours de laquelle les Juifs pénètrent la société européenne et commencent à épouser des Chrétiens, il se peut que leur sexualité réelle soit incontrôlée et se tourne vers leurs voisins. Le fait que la plupart des Juifs n’agissent pas de la sorte devient alors une sorte de preuve inversée que c’est exactement ainsi qu’ils agissent.

Il est fascinant de remarquer que ce discours sur la sexualité juive a largement disparu du vocabulaire antisémite. Déjà au cours de la période nazie, une autre peur se conjuguait à celle de la Rassenschande : la peur du pouvoir juif. Bien que ces deux types de peur puissent être liés, il semble que ce soit réellement l’idée d’un pouvoir juif mythique et démesuré, souvent concentré de façon obsessionnelle sur l’État d’Israël, qui ait remplacé la peur du Juif sexuel. Tout ce que cela prouve, c’est que si le contenu de la haine des Juifs peut varier, sa motivation induite demeure toujours la même.