Les Juifs sont-ils des centaures ?

Au commencement de notre tradition et de nos textes était la séparation. Mais les personnages qui peuplent nos récits, loin de cette pureté revendiquée par les mots, sont des êtres profondément hybrides, comme nous le dévoile Gabrielle Halpern.

© Katharina Gaenssler – photo by © Florian Holzherr – www.katharinagaenssler.de

AU COMMENCEMENT, LORSQUE DIEU CRÉE L’UNIVERS, tout n’est que séparation et distinction:
– Il sépare les eaux du ciel d’avec celles de la terre,
– Il crée les plantes et les animaux, chacune et chacun selon son espèce,
– Il opère une distinction entre les jours de la semaine: ceux où l’on travaille et celui où l’on ne travaille pas .

Ainsi la création divine est-elle une mise en ordre, une différenciation. Au commencement était la séparation ! Et elle se poursuit, se développe, se déploie, tout au long du Pentateuque:
– Il convient de séparer les tissus,
– Il ne faut pas planter des graines hétérogènes,
– Il faut faire entrer dans l’arche de Noé les animaux, selon leur espèce et leur race,
– Il est interdit de mélanger certains aliments,
– Il faut séparer le pur du profane, etc.

Tout semble n’être que séparation… Comme si elle était synonyme de purification, de bénédiction, de création, d’émancipation. Est-ce à dire que Dieu n’aime pas les mélanges ? Aux origines du judaïsme, en tout cas, tout semble l’indiquer… Mais si le texte et le contexte illustrent à maintes reprises ce rejet du mélange, les personnages qui les habitent sont des êtres profondément hybrides, comme s’il y avait un apprivoisement progressif du mélange.

Expliquons-nous en prenant Abraham pour exemple. Fils d’un sculpteur et vendeur d’idoles, il sera le premier à proclamer l’absurdité de ces figurines et l’unicité d’un Dieu transcendant. Son prénom sera, de ce fait, augmenté: d’Abram à Abraham, il est l’homme au nom hybride, tout comme son épouse, de Saraï à Sarah.

Et quid de Moïse ? C’est un enfant hébreu recueilli et élevé par la fille de Pharaon. A-t-il une seule identité ou en a-t-il deux, hébraïque et égyptienne ? Cette identité n’est pas seulement plurielle et polymorphe, elle est aussi polémique et contradictoire; et c’est ce qui fait toute sa richesse.

De manière similaire, l’identité de la reine Esther connaît le même sort: cette jeune princesse juive a épousé le roi perse Assuérus à qui elle cache ses origines. Juive parmi les Perses, elle fait partie d’un monde, comme elle fait partie de l’autre, à la fois déchirée et augmentée par ce mélange.

Ils sont à leur manière des centaures: des êtres mi-ceci et mi-cela. Des êtres qui n’entrent dans aucune case ou qui impliqueraient que l’on en crée une autre, une nouvelle, une inédite, juste pour eux.

Il n’y a pas que les êtres humains qui sont sujets au mélange, dans le texte biblique; la construction du Tabernacle est, elle aussi, une véritable hybridation. Le Tabernacle est un mélange de métaux, de matériaux, d’objets, de savoir-faire, pluriels, divers, hétéroclites et d’origine hétérogène. Et dans ce cas très précis, l’hybridation, qui est aux antipodes de la « pureté », est ce qu’il y a de plus sacré ! Toute la force, toute la beauté, réside dans la coexistence, dans la cohabitation d’éléments hétérogènes, qui se répondent et font sens les uns par rapport aux autres.

Cette juxtaposition, nous la retrouvons dans les pages du Talmud: chaque commentaire coexiste avec les autres, comme le feraient des instruments de musique dans un orchestre, et c’est leur polyphonie qui crée les conditions de possibilité d’une symphonie. Pourquoi les pages du Talmud ressemblent-elles à un tissu de patchwork ? Pourquoi avoir « mélangé » les strates de commentaires, brouillé en quelque sorte l’espace-temps ? La séparation n’aurait-elle pas été une clarification ? Elle aurait surtout été un appauvrissement. Et c’est en ce sens que nous pouvons qualifier la pensée juive de « pensée hybride », de « pensée par l’hybride » et de « pensée de l’hybride ». C’est la raison pour laquelle Voltaire qualifiait Spinoza de « voyageur inquiet »… Un voyage sempiternel entre des identités et entre des mondes.

Tout se passe comme si au commencement était la séparation, puis la séparation s’est faite hybridation. Comme si la frayeur du métissage avait été apprivoisée entre-temps pour donner lieu à des combinaisons inédites et à l’amour du mordoré ! 

ILS SONT DES ÊTRES MI-CECI ET MI-CELA QUI N’ENTRENT DANS AUCUNE CASE

Le yiddish exprime si bien cet art du mélange; ni tout à fait allemande, ni tout à fait hébraïque, cette langue conjugue à tous les temps, – souvent par gros temps –, cette pensée qui ne craint pas la contradiction, mais qui sait, au contraire, marier les différences pour les rendre fécondes.

Cette question du mélange est au cœur du judaïsme, des origines à nos jours. Elle porte en elle la dialectique de l’identité et de l’altérité, comme celle du singulier et de l’universel. Et c’est justement parce que la conception du mélange dans le judaïsme est équivoque qu’il constitue un véritable nœud qui noue et dénoue, un fil d’Ariane qui tisse et métisse, une sorte de pierre angulaire qui déséquilibre et construit. Pourquoi est-ce  si important, au cœur du judaïsme, d’avoir su apprendre à apprivoiser et à aimer les mélanges ? Parce que la réalité, quoi qu’on en dise, est hybride !

Et tous les êtres humains ont toujours eu beaucoup de mal à l’accepter comme telle ! Tout a été fait pour esquiver son caractère hybride… Nous avons créé des catégories, des classifications, des cases, dans lesquelles chaque objet, chaque animal, chaque élément de la nature, chaque situation entrait naturellement. Une fois établie, la classification des choses était simple et évidente. Notre cerveau, telle une gigantesque armoire pleine de tiroirs, triait automatiquement ce que les sens, – le goût, la vue, l’ouïe, le toucher, l’odorat –, lui fournissaient quotidiennement. L’orange ? Dans la catégorie des fruits ! Le lion ? Dans celle des félins ! Ainsi en était- il des villes, des identités, des cultures, des amours, des langues, de tous les objets. Et tout ce qui était un peu flou, un peu métissé, passait à côté de nos catégories, ou bien alors, nous le tordions et le dénaturions pour qu’il y entre.

L’Antiquité grecque a pensé une seule fois la réalité lorsqu’elle est hybride: et ce fut avec le mythe du centaure. Un être impossible: mi-homme, mi-cheval. Une figure monstrueuse, menaçante, terrorisante, agressive… Cela illustrait bien leur conception de l’hybride: une réalité qui n’entre dans aucune de nos cases est forcément menaçante, agressive, terrorisante ! Le centaure faisait peur, tout comme tout ce qui est mélangé nous fait peur.

Non, les centaures n’ont pas vraiment eu bonne presse dans l’histoire des idées. Mais il existe une courte nouvelle de Primo Levi sur ces drôles d’animaux, qui nous en donne une image émouvante et tendre. Pourquoi s’est-il intéressé à eux ?

Peut-être parce que les Juifs sont des centaures, aux identités mêlées, ni d’ici ni d’ailleurs, qui n’entrent dans aucune case. Des centaures, que certains croyaient menaçants, – repensons aux rumeurs sur le pain azyme préparé avec le sang d’enfants chrétiens –, et qui usaient de cet argument pour justifier leur anéantissement. Et aujourd’hui, alors que le monde lui-même devient de plus en plus hybride, sous l’effet du numérique et de la mondialisation, – les objets, les cultures, les comportements, les territoires, les entreprises –, toutes les grilles de lecture, toutes les catégories sont périmées. Plus rien n’entre dans nos cases, tout dépasse et requiert de faire preuve de créativité pour fabriquer de nouveaux concepts pour y faire entrer cette réalité mélangée. D’où un malaise dans la société. Il devient donc urgent d’utiliser de nouvelles clefs pour comprendre le monde…

Et si c’était dans le judaïsme qu’il fallait aller les chercher pour penser cet hybride, qui nous entoure ?

Face à la logique classique de l’Antiquité grecque, dans laquelle Aristote édictait un principe d’identité, un principe de non-contradiction, un principe de tiers-exclus, – dans ces conditions, comment penser la réalité lorsqu’elle est hybride ? –, le judaïsme peut être inspirant, avec ses principes d’altérité, de contradiction et de tiers-inclus. Le Technion (Institut de technologie d’Israël), à Haïfa, est la traduction tangible de cette pensée de l’hybride, du contradictoire et de la combinaison des idées, puisque ce lieu associe des chercheurs, des enseignants, des étudiants, des entrepreneurs, des entreprises. Sans le préjugé de la division des sciences, sans le préjugé de l’homogénéité des disciplines, des cultures, des natures, des contradictions et des temporalités. C’est cet entremêlement, cette extraordinaire association des idées et des hommes, qui provoquent le bouillonnement de la créativité et sa traduction en mille innovations.

Les Juifs sont des ingénieurs qui construisent sans cesse des ponts entre les mondes et les identités. Plutôt que de tordre et de dénaturer la réalité dans des catégories homogénéisantes, ils l’acceptent telle qu’en elle-même, avec sa polymorphie, ses contradictions, ses polyphonies. Face aux pur-sang, aux idolâtres de l’identité et de l’homogénéité, qui passent à côté du monde, faute de le comprendre, il existe des centaures qui ont appris à apprivoiser son éternelle hybridité.