Minha : Jonas et les interdits sexuels

JONAS, LE LIVRE DES NŒUDS À DÉTACHER

© Boaz Eshtai, “Black Pearl” from the series See the Sea – www.instagram.com/boaz_eshtai/

ויהי דבר יי אל יונה בן אמתי לאמר

Lors de la prière de l’après-midi de Yom Kippour, outre la récitation du Psaume 145 et la prière de la Amida, la coutume talmudique invite les fidèles, d’une part, à écouter le chapitre biblique concernant toutes les relations sexuelles interdites (Lévitique 18) et, d’autre part, à suivre le récit des aventures du prophète Jonas racontées dans le livre biblique qui porte son nom (cf. Talmud Meguila 31a et Shoulhan Aroukh Orah hayyim 622,2). Cette tradition synagogale instituée par les maîtres du Talmud pose plusieurs questions : pourquoi la lecture de ces textes le jour de Kippour et quels rapports entretiennent-ils entre eux ?

La lecture du livre de Jonas se comprend facilement dans la mesure où ce texte parle de repentir, clef de voûte du jour de Kippour. La raison de la lecture des interdits sexuels en ce jour est plus complexe. Pourquoi lire « Aucun d’entre vous ne s’approchera d’un proche de sa chair pour en découvrir la nudité. Je suis Dieu. Tu ne découvriras pas la nudité de ton père ni la nudité de ta mère. C’est ta mère, tu ne découvriras pas sa nudité. Tu ne découvriras pas la nudité de la femme de ton père, c’est la nudité même de ton père. Tu ne découvriras pas la nudité de ta soeur, qu’elle soit fille de ton père ou fille de ta mère. Qu’elle soit née à la maison, qu’elle soit née au-dehors, tu n’en découvriras pas la nudité. Etc. » ?

On peut proposer l’hypothèse suivante : le traité talmudique Yoma explique que le Grand Prêtre qui officiait en ce jour de Kippour passait beaucoup de temps à s’habiller et se déshabiller et à se purifier nu dans le bain rituel. Il portait cinq ensembles de tuniques, trois en or, deux en lin, s’immergeait dans le bain rituel (mikvé) à cinq reprises, et se lavait aussi les mains et les pieds à dix reprises. Rituel dont les prières de Kippour, dans la majorité des communautés traditionnelles, incluent le récit détaillé et qui est d’ailleurs le texte lu dans la Torah lors de la prière du matin de Kippour, et dont voici l’un des premiers versets : « Voici avec quoi Aaron entrera dans le sanctuaire : avec un jeune taureau comme expiatoire et un bélier comme holocauste. Il sera vêtu d’une tunique de lin consacrée, un caleçon de lin couvrira sa chair ; une écharpe de lin le ceindra et d’une tiare de lin il se coiffera. C’est un costume sacré, il baignera son corps (bessaro בשרו ) avant de s’en vêtir. » (Lévitique 16). Une manière de nous inviter à penser l’homme dans sa confrontation au corps et à sa nudité, ‘érva, terme qui en hébreu signifie aussi le sexe et, de façon dérivée, les interdits sexuels, en particulier l’inceste : « Aucun d’entre vous ne s’approchera d’un proche de sa chair pour en découvrir la nudité ».

Le commentaire des tossafistes sur Meguila 31 a nous oriente aussi sur cette question de la nudité du corps opposé au corps décoré, orné, maquillé, paré, de bijoux ou tout autre atours. Le texte de la Torah lu l’après-midi serait ainsi, par intertextualité à partir du mot בשרו , bessaro (sa chair/son corps), la continuité du texte lu le matin même au Temple et à la synagogue. Cette hypothèse est confirmée par une autre intertextualité encore plus précise puisque c’est le terme même de « nudité », ‘érva, dont les deux seules occurrences se trouvent, l’une dans le passage concernant les prêtres dont il faut recouvrir la nudité pendant le service, et l’autre dans les interdits sexuels lus l’après-midi de Kippour, interdits qui portent d’ailleurs le terme générique de ‘arayot, עריות , pluriel du mot ‘érva.

J’aime aussi à souligner que la valeur numérique de בשרו bessaro, « son corps » est identique au mot סלחתי salahti, « j’ai pardonné », au cœur du verset répété tout au long de cette journée de Kippour dans le verset des Nombres 14,20: L’Éternel répondit : “Je pardonne, selon ta demande”.

Remarque non dénuée d’un certain rapport à la sagesse si l’on se souvient du verset « Mon fils, à ma sagesse sois attentif, à mon intelligence prête l’oreille », (Proverbe 5, 1) dans lequel le mot leHakhmati לחכמתי « à ma sagesse » possède aussi la même valeur numérique que bessaro et salahti : 508.

Reste une question : au-delà des explications que nous venons d’esquisser, existe-t-il un lien supplémentaire entre le texte du livre de Jonas et celui des interdits sexuels et de l’inceste en particulier ?

Il me semble que l’on puisse trouver quelque élément de réponse en approfondissant le terme de « nudité » dont je viens de souligner la prégnance dans les lectures bibliques de Kippour. Le mot ‘érva vient de la racine ‘éra qui signifie « apparaître », « découvrir », « mettre à nu ». On parle ainsi dans la Bible de « mur nu » ki arza ‘éra כי ארזה ערה (il défit la boiserie de cèdre, Sophonie 2,14) ou de nudité d’un pays ‘érvat haarets ערות הארץ (Genèse 42,9 et 12), lieu où non protégée, la frontière peut-être traversée par l’ennemi. Racine qui a ainsi donné le mot « peau », or dont on trouve même une forme identique à la racine en Nombres 19,5, à propos de la vache rousse. Verset qui souligne l’idée de l’apparition au regard : « Il brûlera la vache devant ses yeux : sa peau, sa chair et son sang ». Cet important verset dynamise le sens de cette racine et donne le sens d’ « apparaître », c’est-à-dire de passage entre l’invisible et le visible, phénoménologie de l’écoulement de l’eau d’une source ou du sang versé qui s’écoule. La « source » ne se dit-elle pas en hébreu « oeil », ‘ayin ? On comprend dès lors que la racine ‘éra signifie de manière dérivée « répandre », « verser », « transvaser ».

INCESTE, IN-CASTUS, CE QUI N’EST PAS COUPÉ

Si cette nudité dit l’immédiateté du regard et la non-protection par un bouclier (maguèn) dans le cas du verset d’Isaïe concernant le « mur nu », elle dit en même temps la non-séparation. La peau visible n’est pas séparée par un vêtement et le mur par un revêtement. Non-séparation qui glisse vers l’idée de « lien » et donne un second sens à cette racine : « relier, rattacher, unir » (Larousse) et, de manière encore plus forte, « s’enraciner, s’intégrer » (ibid.). On retrouve ainsi l’idée d’attachement, de lien, de liaison, et de rapport et l’interdit fondamental de l’inceste du texte lu pendant l’office de Minha de Kippour. Et l’on comprend dès lors pourquoi c’est le terme de ‘arayot qui est utilisé de manière générique pour toutes ces relations interdites. « Inceste » ne signifie-t-il pas « ce qui n’est pas coupé », in-castus, donc ce qui est attaché, relié ?

L’interdit de l’inceste cherche à maintenir l’écart, la séparation, la coupure, le non-attachement, diverses opérations qui sont au coeur même du grandir de chaque individu et de sa capacité de devenir sujet autonome1. Laquelle autonomie commence par la coupure fondamentale du cordon ombilical, tabour en hébreu talmudique (Shabbat 128b) qui deviendra hévèl hatabour en hébreu moderne.

Il est important de noter, même si c’est une évidence, que les attachements ne sont pas seulement physiques mais aussi psychiques, idéologiques ; la psychanalyse nous a donné des outils pour le penser.

Et n’est-ce pas précisément la figure de Jonas, ce prophète malgré lui, qui est accroché à ses idées, préférant que les autres le soient aussi pour pouvoir prophétiser leur destruction, qui se met en colère quand les Ninivites, justement, sont capables de changer et de se remettre en question, de se détacher de « la malice montée à la face de Dieu » ? Détachement et transformation que marque le récit par le thème de l’habit, de recouvrement de la nudité : « Les gens de Ninive crurent à Dieu, ils publièrent un jeûne, et se revêtirent de sacs, depuis les plus grands jusqu’aux plus petits. » (Jonas 3,5) Ce thème de l’habit est souligné encore une fois avec le roi de Ninive qui « se leva de son trône, ôta son manteau, se couvrit d’un sac, et s’assit sur la cendre » (Jonas 3,6). Déshabillement et rhabillement font écho à tout le rituel de Kippour évoqué plus haut. Jonas est un homme qui commet l’ « inceste idéologique », il est en état de ‘érva mental, in-castus, incapable de se couper de ses idées, de ses obsessions, au point de s’énerver et de déprimer quand il voit que les ninivites ont été, eux, capable de changement, de transformation. Le personnage de Dieu dans le texte en est conscient et leur dit : « que les hommes soient capables de s’améliorer te met en colère ? » C’est devant cette psychologie du changement que Jonas a fui, ce qu’il dit d’ailleurs très précisément : « Je savais que tu es un Dieu qui pardonne, qui change d’avis, c’est pour cela que j’ai fui à Tarshish ! »

Jonas, c’est l’homme attaché à luimême! ‘éra est un mot écrit des mêmes lettres que ra’a, le « mal » : ערה/רעה . Il y a de l’infantile chez Jonas. Jonas est l’homme au cordon ombilical non coupé et dont l’expérience maritime aurait dû lui faire éprouver l’importance de la séparation. Mais il comprend très vite que partir en bateau est une erreur, car n’est-ce pas l’une des expériences les plus fortes du départ, de la coupure et de la séparation? Ce dont il est justement incapable.

« Larguez les amarres ! » Acte banal mais si riche de sens qui consiste à lâcher les cordages afin de sortir du port (toujours d’attache, n’est-ce pas ?). Et l’hébreu le dit magnifiquement dans le verbe « partir en mer », lehaphlig, qui vient de la racine pélèg, « faire du deux à partir de l’un ». D’où toute une constellation sémantique autour de la division, de la séparation, de l’opposition, de l’écart et du détour de la différence et de la différence, jusqu’au « cours d’eau » qui, creusant son lit, sépare la terre en deux rives opposées. (Larousse).

En filigrane, la coupure avec le corps de la mère est présente en tout bateau. Le marin, hovèl en hébreu, vient précisément du mot hévèl qui veut dire la corde, le cordage, terme si essentiel dans l’univers maritime au point que le « capitaine du bateau » se nomme rav hahovèl, le maître-marin ou, plus justement traduit par « le maître des cordages ». Et comment dès lors ne pas y entendre légèrement vibrer le hévèl hatabour, le cordage ombilical que Jonas ne veut justement pas couper ! Pour Jonas, partir en bateau aurait pu être la grande chance de sa vie. Faire l’expérience de la division, de l’autonomie de soi comme sujet. N’est-il pas formidable en effet que le mot bateau, oniya אניה , celui-là même dans lequel entre Jonas au début du texte signifie aussi le « moi », ani אני , ou plus précisément « en direction du moi », du « je », aniya אניה ? (Le ה final marque la direction en hébreu). Mais Jonas rate cette chance. Il ne veut pas voir le bateau partir. Il ne veut pas se voir en mer dans la tempête de la vie et il va se réfugier dans la cale du bateau dont le terme en hébreu dit très précisément les « hanches » du bateau, yarketé hasefina. Il descend dans les profondeurs pour retrouver le ventre de sa mère, la douceur amniotique, le balancement océanique de sa marche quand il fut porté pendant neuf mois.

Il descend dans la nuit de ses rêves, mais la réalité se rappelle à lui par l’intermédiaire du maître des cordages, le rav hahovèl.

Rien n’y fait. Jonas ne change pas, accroché à son cordon. Il descend ensuite dans l’eau où les marins le jettent, à contrecoeur, puis dans le ventre du grand poisson.

Jonas ne change pas mais nous, lecteurs de son texte le jour de Kippour, sommes embarqués dans cette grande croisière où l’on sent le souffle du grand large sur notre visage qui n’est déjà plus nudité mais liberté.

Le livre de Jonas lu à Yom Kippour n’est-il pas, dès lors, ce Livre des nœuds à détacher dont parlait Gershom Scholem à propos de Rabbi Abraham Aboulfia, une façon de sortir du mal comme « lien », comme enfermement idéologique auquel on s’accroche, comme inceste cognitif et psychique, nous donnant l’illusion d’une réappropriation du « séjour balnéaire » et de la douceur maritime de nos origines ?

J’aime l’extraordinaire traduction que fit Nicolas Abraham du célèbre poème « Jonas » de Michal Babits (Aubier Flammarion, 1981), dont voici quelques vers en guise de conclusion :
Or pour Jonas le Seigneur appareilla
Une énorme baleine, puis, l’envoya,
Goulue, gueule bée, pour qu’elle l’engloutît,
En lapant les flots à force glougloutis,
Si bien qu’au fil du reflux, glissant tout droit,
En long, le chef devant, Jonas s’influa
Dans le Ventre, indemne, sans qu’un poil de tête
Fléchît, et déjà s’éveillant de l’hébète
Pâmoison, il ouvrait des yeux, clignotant
Sur la molle nuit moite, odeur de poisson.

Ainsi du monstre vit-il l’intimité,
De vivant berceau l’aveugle motuité,
Et séjourna trois journées et trois nuitées
Durant, dans le Ventre en lequel minuit et
Midi étaient semblables; seul du penser
Serpentait l’éclair jusqu’aux cieux lancé:
Tel de cave étouffée l’incendie qui sourd.
Lors Jonas fit imploraison du séjour
Balénaire et dit : « Vers Toi je crie, Seigneur,
« Puisses-Tu m’ouïr, Dieu! Des profondeurs
« Vers les hauteurs j’implore, blasphème et jure,
« Depuis la gorge bée du cercueil je hurle. »

1. Comme le rappelle Pierre Legendre « tout système juridique se charge de l’impératif de séparation, à l’échelle de la société qu’il gouverne. Il le faisait en situant l’espèce humaine comme telle, sur le terrain c’est-à-dire à partir du principe de différenciation généalogique, sans lequel la reproduction ne pourrait être ni pensée ni parlée. » (L’inestimable objet de la transmission, Fayard, 1985, p. 156)

  • Paul Bernard

Shaharit : Dieu se moque-t-il du jeûne ?

C’est le matin de Kippour. Doucement, le manque de caféine, voire de nicotine, commence à se faire sentir. C’est même peut-être le moment le plus dur de Kippour, loin du début, loin de la fin. Alors apparaît ce texte, la “haftara” du matin de Kippour dans laquelle Dieu semble moquer le jeûne de ses (in)fidèles. Paul Bernard, qui a livré pendant des années une “drasha”, une interprétation, pour Yom Kippour au MJLF, revient sur ce jeûne malmené.

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