Morts sans être morts

Interrompre la malédiction. Neutraliser les bourreaux. Quand la psychologie participe à la lutte contre les effets destructeurs du nazisme.

Depuis 25 ans, la psychologue Nathalie Zajde, au sein de l’équipe d’ethnopsychia- trie du Centre Georges Devereu1  , reçoit des rescapés de la Shoah, des anciens enfants cachés, des enfants et des petits-enfants de victimes. Pour Nathalie Zajde, guérir de la Shoah est un commandement – un devoir éthique, politique et culturel. À condition de bousculer quelques notions classiques de la psychologie, il est possible d’aider les survi- vants à surmonter les traumatismes de la Shoah et ainsi d’enrayer la transmission du malheur aux générations suivantes.

Le traumatisme des survivants de la Shoah

ENTRETIEN AVEC NATHALIE ZAJDE, PSYCHOLOGUE

QUE PENSEZ-VOUS DU TERME « LIBÉRATION » POUR L’OUVERTURE DES CAMPS ?

La libération au sens géopolitique est indéniable. Mais pour les Juifs elle ne fut pas vécue comme une réelle et totale libération car elle fut fortuite. En effet, alors qu’ils avaient été plongés dans l’enfer de manière délibérée, aucune armée n’avait comme consigne de les en délivrer. Quand en 1945 les camps se sont ouverts, rares étaient les Juifs encore vivants. Pour l’immense majorité, pour des millions de Juifs, c’était trop tard. Ils n’ont jamais été libérés. Et ceux que nous appelons les survivants, les rares qui sont physiquement sortis des camps (sans parler de ceux qui sont morts ou se sont suicidés après la guerre), ceux-là n’ont en réalité jamais été pleinement libérés. Chaque nuit, depuis leur évacuation des camps, ils y retournent à nouveau. Dans de terribles cauchemars, ils sont encore et toujours témoins de la mort atroce de leurs proches et en passe d’être eux-mêmes sauvagement assassinés par leurs bourreaux. Ils se réveillent alors en sueur en se demandant s’ils sont vivants ou morts, s’ils sont en camp ou en liberté.

Une véritable libération de ces survivants juifs – c’est du moins ce que nous avons établi après plus de vingt-cinq années de travail clinique avec eux et leurs proches – nécessitait trois conditions. La première : que leurs morts soient « libérés » avec eux. Que ceux qui avaient connu le même enfer, ceux qui avaient été témoins de leur vécu ne soient pas laissés en arrière. Que les morts juifs ne restent pas dans l’univers conçu par leurs bourreaux, qu’ils ne restent pas prisonniers d’une mort atroce et impensable mais que chaque disparu reçoive, en tant que mort juif, un rituel funéraire conforme. La deuxième condition est que l’intention génocidaire soit définitivement neutralisée. Que les survivants soient assurés que ni eux, ni leur famille n’aient à revivre la même abomination. La troisième condition de leur libération aurait été qu’on réponde aux questions essentielles qu’ils se posent: Pourquoi la Shoah ? Pour quelles raisons ai- je survécu ? Pour quelle existence exceptionnelle ?

PEUT-ON JAMAIS SE LIBÉRER DES CAMPS D’EXTERMINATION ?

Je ne sais pas si on le peut, mais assurément, on le doit! Et notre devoir de professionnels, de spécialistes du fonctionnement psychique, est de concevoir cette question comme un projet nécessaire. Nous devons tout mettre en œuvre pour libérer ceux dont l’âme a été raptée. C’est un devoir non seulement pour les survivants mais aussi pour leurs descendants et, quant au fond, pour l’ensemble du peuple juif. Si je ne saisis pas bien ce que recouvre le fameux « devoir de mémoire », si je suis amenée parfois à m’interroger sur ses effets en termes de lutte contre l’antisémitisme, je crois en revanche fermement au devoir de comprendre, de dépasser et de guérir de la Shoah. C’est, à mon sens, ce qui nous permettra d’empêcher l’avènement d’une nouvelle Shoah. Bien sûr, je suis consciente qu’il s’agit là d’un dessein ambitieux. Mais il a le mérite de s’opposer à celui des génocidaires. Quant à ceux qui disent qu’on ne pourra jamais comprendre ni surmonter la Shoah, il me semble qu’ils tiennent un discours de traumatisés. C’est le propre des personnes capturées, de celles qui vivent sous l’emprise de leurs bourreaux, que de penser que leur avenir est bouché, qu’elles ne s’en sortiront pas et que personne ne peut les comprendre. Ce n’est évidemment pas l’attitude qu’on attend de la part de professionnels, de ceux qui ont fait le choix d’agir, qu’ils soient militaires, médecins, psys, intellectuels, historiens, politiques ou religieux…

QUE PEUT FAIRE LE THÉRAPEUTE FACE À CELA ?

Il peut beaucoup, à condition de remettre en cause un certain nombre d’habitudes de penser en psychologie. Tout d’abord, il lui faut accepter l’idée que tous les humains ne sont pas de même nature, de même facture. Il lui faut accepter que certaines expériences extrêmes peuvent véri- tablement métamorphoser les humains. Les survivants, par exemple, lors de leurs terribles tortures et conditions de déportation, lors des sélections, des maladies, sous les coups, sont déjà morts. Ils ont, à plusieurs reprises, assisté à leur propre disparition. Ils se savaient morts ou sur le point de l’être. Et ils sont réapparus parmi les vivants. Dès lors, les psys qui soignent les survivants et cherchent à les libérer de leurs souffrances sont amenés à se poser de nouvelles questions telles que : « Comment pense-t-on quand on est déjà mort ? Comment dort-on ? Comment aime-t-on ? Comment se relie-t-on à autrui? Comment fait-on l’amour ? » Pour celles qui sont revenues, dont on disait qu’elles avaient définitivement été rendues stériles, et qui ont eu des enfants (la majorité) : « Comment vit-on sa grossesse ? Comment accouche-t- on ? Quand on est un survivant déjà mort plusieurs fois, comment élève-t-on ses enfants nés après et qui n’ont évidemment et heureusement pas connu la Shoah ? etc. » L’autre bouleversement intellectuel qu’il nous faut opérer pour soigner ces survivants, c’est de reconnaître qu’il existe des personnes qui sont accompagnées par des morts en souffrances restés en camp, de- venus des sortes de présences permanentes, des compagnons invisibles au commun. Les survivants les entendent gémir, pleurer, souffrir mais, à part eux – et parfois malheureusement certains de leurs enfants ou petits-enfants trop sensibles, psychologiquement atteints – personne ne les voit.

Ces phénomènes pourraient sembler délirants s’ils n’étaient pas le lot de la majorité des survivants des camps, de ceux qui ont vécu des expériences extrêmes, qui ont perdu leurs proches en enfer et qui, pourtant, par ailleurs, ont montré qu’ils pouvaient être pleinement adaptés au monde réel, pleinement impliqués dans la vie socioprofessionnelle « normale » après la guerre. Ce sur quoi je veux insister – ce que nous a appris une longue expérience de prise en charge des survivants et de leurs descendants – c’est que pour aider les survivants à guérir, il nous faut commencer par reconnaître qu’ils ne sont pas des « quiconques » selon l’expression de Tobie Nathan2 – ils ne sont pas n’importe qui, ils ne sont pas comme tout le monde! Ainsi, non seulement il nous faut bousculer nos habitudes de penser mais, surtout, prendre appui sur des textes et références juifs qui traitent de problématiques similaires, par exemple Ézéchiel, où l’on apprend que les morts peuvent revivre*.

À QUEL MOMENT LA SOCIÉTÉ EST-ELLE CAPABLE D’ENTENDRE, ET CELA SERT-IL VRAIMENT À QUELQUE CHOSE ?

Au retour des camps, les survivants ont tenté de raconter ce à quoi ils avaient survécu. Ce faisant, ils cherchaient à être compris, accueil- lis, à sortir de l’enfer et, sans doute, à être soignés. Ils étaient aussi les porte-voix des morts. Mais leur parole a eu un effet inverse. En racontant leur terreur, ils l’ont convoquée à nouveau et, ce faisant, bien malgré eux, ont terrorisé leur entourage. Leurs interlocuteurs qui, pour certains, ont même réagi très violemment, ont fait comprendre aux déportés qu’il valait mieux se taire. Quant au fond, ne pouvant leur répondre, c’était ce qu’ils avaient de mieux à faire – empêcher les déportés de ressasser leur passé. Les travaux récents des psychologues le reconnaissent : parler ravive le traumatisme. Une parole qui n’est pas suivie de soin, de prescription, de conseil et d’action spécifique produit l’inverse de la guérison : elle rend malade, non seulement celui qui parle, mais également ceux chez qui cette parole est déposée, parce qu’elle donne vie et échos aux démons.

AINSI PARLE LE SEIGNEUR DIEU : DES QUATRE COINS, VIENS, Ô ESPRIT, SOUFFLE SUR CES CADAVRES ET QU’ILS REVIVENT. ET JE PROPHÉTISAI, COMME IL ME L’AVAIT ORDONNÉ ; ET L’ESPRIT LES PÉNÉTRA, ILS VÉCURENT ET ILS SE DRESSÈRENT SUR LEURS PIEDS, EN UNE MULTITUDE EXTRÊMEMENT NOMBREUSE.
ÉZÉCHIEL 37:9-10

LE TRAUMATISME A ÉTÉ VÉCU PAR LES PERSONNES INTERNÉES DANS CES CAMPS ; POURQUOI, DES GÉNÉRATIONS PLUS TARD, LE TRAUMATISME EST-IL VÉCU PAR LEURS DESCENDANTS QUI N’Y ONT PAS ÉTÉ ENFERMÉS ?

Les survivants et leurs descendants qui présentent des symptômes psychiques sont porteurs d’un même message, ils nous alertent : et si ce n’était pas fini ? Leurs angoisses et leurs souffrances sont l’expression d’une énigme restée pour l’heure non résolue. Que s’est-il passé ? Pourquoi cela s’est-il produit ? Qu’est-ce que la Shoah vient signifier aux Juifs ? Répondre à ces questions, soigner les survivants et empêcher la prochaine Shoah qui se prépare sont trois propositions équivalentes. Autrement dit, on ne guérit pas un Juif survivant du génocide, tant qu’on ne dispose pas des moyens de prévenir la prochaine réalisation d’un massacre contre les Juifs. C’est ainsi que je comprends les signes et symptômes psychiques qui apparaissent chez des descendants de survivants dans la nouvelle génération ; c’est ainsi que je comprends le réveil des angoisses survenu tout récemment chez les anciens enfants cachés, à la suite des terribles événements de Toulouse, des attentats de Paris et ceux du Danemark. Ils craignent que la fin de leur vie ne ressemble à son début. Le mois dernier, au Mémorial de la Shoah, lors d’une réunion ayant rassemblé près d’une centaine d’anciens enfants cachés en France, ces derniers ont clairement exprimé leur inquiétude et leur colère: « Allons-nous finir notre vie comme nous l’avons commencée ? Pendant la Shoah, nous étions trop jeunes pour combattre ; aujourd’hui nous sommes trop vieux pour courir! », ont-ils clamé.

Propos recueillis par Antoine.Straudel-Dahan

1. www.ethnopsychiatrie.net/CelluleSurvivants.htm Soutenue depuis 2012 par la Fondation pour la Mémoire de la Shoah.
Retour au texte
2. Tobie Nathan, La nouvelle interprétation des rêves, Odile Jacob, 2011.
Retour au texte