Nouvelle: Sortir d’Égypte

© Sharon Brunsher, A Scene in Color #3, 2024 Courtesy of the artist and Zemack Contemporary Art, Tel Aviv – zcagallery.com

À 4 heures du matin, ce soir de Pourim, l’ambiance de la fête n’avait pas vacillé malgré l’heure tardive. À Tsfat, même dans des circonstances difficiles, on prend la joie au sérieux.

Elle gagna la table du petit shtibel et descendit une pinte de bière afin de célébrer Pourim comme il se doit. Après s’en être servie une autre, elle partit s’asseoir et prit un moment pour elle.

Les enfants étaient avec leurs grands-parents à Haïfa. Son mari avec sa guitare autour d’un feu – pas trop loin quand même – à chanter des Psaumes avec ses amis de la yeshiva. Elle, elle était venue avec sa havruta [binôme d’étude] rejoindre un cercle d’étude féminin, lire la méguila et s’inspirer de la figure de la Reine Esther. Sa havruta était partie se coucher depuis un moment. Elle, elle était restée célébrer. C’était le genre d’expérience dont elle avait besoin en général, en particulier ce Pourim.

Pour la première fois depuis Souccot, elle put se concentrer sur la puissance spirituelle de la fête. L’essence de Hanoucca et Tou biShvat n’avaient pas été facile d’accès cette année. Avec une certaine joie, elle sentit son esprit se mettre à faire un avec le calendrier. Le rouleau d’Esther s’appelle en hébreu la meguilat Esther. En jouant avec le double sens des mots, sa traduction cachée n’est autre que le dévoilement du secret. Voici l’un des secrets de Pourim : cette fête réveille le côté sauvage de l’âme. Elle prépare au raffinement de Pessah et du compte de l’Omer, jusqu’à Shavuot, le don de la Torah. Il faut étudier, ne pas oublier d’être généreux, mais également se déguiser, boire et manger… et reboire.

Depuis qu’elle était devenue mère, elle ne recherchait plus spécialement l’ivresse mais, le soir de Pourim, quelques verres avaient la faculté de lui donner les idées claires. En hommage au voyage de rabbi Akiva au Pardès, elle appelait ça la « petite aliya ». Cette année, son état « quelque peu modifié » de conscience lui montra le chemin de Pessah. Elle ne fut pas surprise. Comme le dit rabbi Nahman, peu importe la direction où je vais, je suis toujours en route vers la Terre promise. Pourvu que ça aille un peu mieux d’ici là, espéra-t-elle.

Octobre dernier n’était pas loin. Les mois entiers de manifestation non plus. Les divisions qui avaient assailli la nation lui avaient brisé le cœur. C’est par amour pour le peuple juif dans toute sa diversité qu’elle était venue habiter dans ce pays. Les tensions étaient toujours palpables. Comme dans une sougya [un passage du Talmud] difficile, un problème était venu en chasser un autre, mais afin de ne pas se perdre dans le pilpoul, elle se rappelait de l’enseignement de son professeur de Talmud : il fallait garder en tête le premier problème même si on se perdait dans le raisonnement à propos du second.

Tout était brisé et en attente de tikkoun [réparation] mais, pour la première fois, elle se sentait capable de penser un peu à autre chose. Ce soir, en suivant le rythme de sa neshama [son âme] qui se balançait entre les mondes supérieurs, elle arriva à voir un peu plus loin que demain. Elle arriva à se projeter un mois plus tard, aux portes de Pessah… Ce qui la projeta plusieurs années en arrière. C’est pour ce genre de voyages intérieurs qu’elle aimait la fête de la Reine Esther.

Son premier souvenir de Pessah lui remonta doucement à l’esprit et provoqua en elle un doux bonheur. La nostalgie se faisait si rare ces derniers temps qu’elle était une forme de luxe. Dans son souvenir, tout était là, très fort, rempli de couleurs, de sensations et d’émotions. Comme venue d’un autre monde, l’odeur de la cuisine ashkénaze de sa grand-mère lui emplit les narines et explosa tel un feu d’artifice de son cœur à son cerveau. Durant l’enfance, à Baltimore dans les années quatre-vingt-dix, ses parents, Juifs séculiers, avaient forgé son sens de la religion. Pessah, c’était la fête que l’on respectait afin de faire plaisir à ses grands-parents. Une année, elle avait à peine 10 ans, on l’obligea à préparer la lecture du Ma Nishtana en anglais. Le soir même, ce fut un véritable calvaire. Elle et son grand-père avaient deux traductions différentes dans leurs haggadot et il la corrigea tous les quatre mots devant la famille. Ce soir-là, bien que dans le fond, elle se moquait d’avoir été un peu vexée, elle trouva consolation avec les beignets sucrés de matsot que faisait sa grand-mère qui lui glissa au passage « qu’il ne fallait pas trop en vouloir à son grand-père et qu’elle avait très bien lu ».

À l’époque, Pessah ne faisait aucun sens pour elle. On se levait le lendemain, et on mangeait la matsa de la veille entre deux tranches de pain. « C’est ça la liberté ! », disait fièrement son père.

Sur la piste de danse, l’ambiance de début de soirée s’était transformée. On trouvait maintenant tous les genres. Quelques hippies hassidiques avaient amené de la techno Breslev, cela commençait à ressembler à une soirée normale à Tsfat, si ça n’était que la moitié des participants étaient déguisés en clowns, en reines ou en superhéros.

Verre à la main, elle préféra rester assise et repenser avec affection à son premier Pessah, à Paris, au début des années deux mille, plutôt que de rejoindre son mari qui venait d’arriver. Lui aussi avait l’air d’avoir retrouvé une forme d’insouciance ce soir. Assise depuis sa chaise, cette vision lui apporta du baume au cœur.

Au cœur du lit douillet de son hôtel parisien que ses parents avaient réservé, la vie paraissait tellement plus facile à cette époque. Il n’y avait pas de responsabilité autre que de s’occuper de soi. Cette année avait marqué son début d’intérêt pour le judaïsme. Elle ne connaissait l’histoire de Pessah qu’à travers Le Prince d’Égypte, mais elle avait décidé de ne pas manger de hamets.

Ce ne fut pas de tout repos, car ses parents l’avaient amenée en voyage en France exactement durant la semaine de Pessah. Pendant que son frère s’enfilait baguettes et macarons, elle s’interdit le moindre croissant ou pain au chocolat.

Elle se rappela avec émotion cette sensation d’avoir respecté la tradition comme il se doit. Elle s’en rappela tout comme de cette odeur de bois vernis particulière des cages d’escalier parisiennes et la lumière tamisée de la section « Égypte » au musée du Louvre. Elle avait surmonté ses envies en respectant un rite vieux de plusieurs millénaires. Elle faisait maintenant partie de ceux qui « pratiquaient ». Ça n’était pas rien.

À Tsfat, au fond de la salle, une femme se mit à pleurer. Elle regarda dans sa direction et hésita à aller la rejoindre. Elle n’eut à se sentir coupable qu’un court instant. Un groupe de soutien se forma autour d’elle. Les pleurs ne sont pas infréquents dans les cercles néo-hassidiques, et des raisons de pleurer, il y en a tellement cette année.

La situation s’apaisa, elle but une gorgée de bière. Ne pas s’occuper de pleurs ce soir lui convenait très bien. Elle replongea dans ses pensées.

Cinq années après ce Pessah à Paris, la fête tomba lors d’une période de profonde déprime. Elle tentait en vain d’oublier sa première grande relation amoureuse. Cela faisait presque un an qu’elle souffrait et l’envie de célébrer Pessah n’était pas au rendez-vous.

À l’époque, elle savait lire l’hébreu, mais plus personne ne lisait les prières depuis la mort de son grand-père. On s’accorda à lui laisser lire le kiddoush, pas plus. Cela lui allait très bien.

Alors que tous les membres de sa famille étaient perdus dans des discussions de part et d’autre de la table, après la troisième coupe de vin, elle eut un moment de méditation sans que personne ne s’en doute.

© Pamela Levy, Angel in Red, 1990, oil on canvas, 145×116 cm – photo : Elad Sarig
Courtesy of the artist and Chelouche Gallery, Tel Aviv – chelouchegallery.com

Elle repensait à l’Égypte, aux pyramides, à Moïse, aux Hébreux, et sans trop savoir si le détail était inscrit dans la Torah, elle imagina des chaînes qui leur pendaient aux pieds. Une chanson d’Aretha Franklin lui vint à l’esprit.

Chain, chain, chain,
Chain of fools (…)
You treated me mean, oh
You treated me cruel…
… One of these mornings
The chain is gonna break

Puis, la musique s’arrêta dans sa tête. Un silence intérieur s’installa. Elle ressentit des chaînes se briser au fond de son âme. Ce Pessah, elle comprit ce que voulait dire l’injonction de vivre la sortie d’Égypte comme si on y était. Le Pharaon dont elle se libéra cette année, c’était ce type avec qui ça s’était mal fini et dont elle n’arrivait pas à se libérer depuis des mois. Elle avait toujours été terre à terre, mais il fallait le reconnaître, elle avait vécu un petit miracle. Ce Pessah, qui avait commencé dans la tristesse, se termina dans un profond sentiment de liberté. Il marqua la fin de son attachement à cette histoire d’amour et le début de celle qu’elle vivait avec la Torah. Elle se rappela que son analyste de l’époque semblait avoir été impressionné.

Son mari vint la rejoindre. « Toi, tu es en train de partir loin ma chérie. Reviens un peu ici ma bien-aimée », lui dit-il. « Donne-moi encore 15 minutes », répondit-elle, « ta mère m’a dit que tout allait pour le mieux, j’ai envie d’en profiter. ».

De la plus athée à la maman hippie qui habite dans les hauteurs de Tsfat, elle avait été toutes les juives possibles. Si elle avait reproché à ses parents ce manque de judaïsme durant l’enfance, aujourd’hui, ça n’était plus le cas. Les échanges qu’elle entretenait avec sa troisième fille, la plus rebelle des quatre, lui apprenaient à aimer chaque jour un peu plus l’« enfant terrible » qu’elle fut jadis.

Elle pensa à ses quatre filles en train de dormir dans le mamad, la chambre forte de la maison de leurs grands-parents, à cet amour infini qu’elle avait pour chacune d’elles, tout aussi différentes qu’elles puissent être les unes des autres… Leurs caractères étaient aussi différents que ceux des enfants de la haggada. En ce temps que l’Éternel lui avait imparti sur Terre, elle ne pouvait que toutes les comprendre puisqu’elle avait eu le temps d’être tour à tour un peu des quatre…

Puis, comme à chaque fois que son cerveau avait un moment de disponible, elle sentit son cœur comme exploser d’amour pour elles. Comment peut-il y avoir autant d’amour au milieu de tant de conflits ? soupira-t-elle. La fatigue de la fête commençait à se faire ressentir.

Elle baissa son regard, fixa son verre et vit sa pinte de bière s’ouvrir en deux. Les deux murs de houblon tenaient tout droit, laissant un passage bien sec au fond du verre. « J’ai failli oublier que je n’ai pas pris que de la bière ce soir », se dit-elle, accompagnée d’un petit rire nerveux.

Elle attrapa son mari et repartit chez elle. Une fois dans son lit, la vision qu’elle avait eue ne l’avait pas quitté, la réflexion non plus. Les quatre enfants de la haggada sont en chacun de nous, mais peu d’entre nous sont prêts à le reconnaître. On préfère stigmatiser l’autre et dire qu’il nous est étranger et qu’on n’est pas d’accord avec lui. Mais même s’ils se détestent et qu’ils ne sont pas prêts à reconnaître qu’au fond, à la Source des sources, ils sont tous pareils, les quatre enfants doivent sortir d’Égypte ! On ne sort pas d’Égypte tout seul. Ce genre de choses ne peut que se faire ensemble… Pour être d’accord, il faut être ensemble, mais être ensemble veut-il dire qu’on est d’accord ? Même le père de mes enfants n’est pas d’accord avec moi, continua-t-elle un peu désespérée. Et peut-être qu’il faudrait même un cinquième enfant dans la haggada cette année, comme symbole de tous les enfants musulmans, chrétiens, bahaï, de ce pays… À tous les coups, on va encore dire que je suis trop naïve… Mais si le but spirituel de la haggada de cette année est d’inviter à se défaire des chaînes de la haine et à se remettre en marche vers la paix, comment symboliser les pays voisins ? faut-il imaginer un sixième enfant ?! Et quelle question se poserait-il ? Ribono shel Olam !!!! Tu voulais une question de ton enfant pas forcément la plus sage ?!! Comment fait-on pour sortir d’Égypte cette année ?! Son esprit tourna et se retourna jusqu’à ce qu’elle repense à ses filles… Bercée par la symphonie de ronflements que produisait son mari, elle trouva enfin le sommeil. 

Le lendemain matin, en retard et encore un peu dans la brume, elle partit prier et écouter la méguila. Pendant qu’elle enfilait son tallit, une alarme annonça des tirs de roquettes. Pas besoin de se cacher, la synagogue était en lieu sûr, les enfants à Haïfa, son mari en train de dormir dans le mamad. Au moment du Shema, juste avant de commencer à réciter la prière, elle regarda la bibliothèque de la synagogue. Elle repensa aux 3 500 dernières années, Égypte, Israël, Talmud, Babylone, Grecs, Romains, Pologne, Hassidisme, Inquisition, pogroms, Shoah, etc. Elle prit alors les quatre coins de son tallit, en regroupa les tsitsit et les plaça contre son cœur. Même si les enfants de la haggada ne sont pas prêts à se réconcilier cette année, il y aura toujours assez de place pour eux tous dans mon cœur, qu’ils soient quatre, cinq, six ou dix… affirma-t-elle à la Source de toute vie. C’est pour ça qu’elle était venue vivre ici. Car l’espoir de voir vivre ce monde en harmonie était plus fort que tout. Elle commença la prière alors qu’au loin, dans une succession de quatre bruits sourds à laquelle ses oreilles s’étaient habituées, le dôme de fer arrêtait une nouvelle salve de roquettes venues du Nord.