Observer les animaux

Placer l’homme tout en haut d’une hiérarchie du vivant est une démarche à la fois délicieuse et dangereuse, une représentation dont il faut se méfier.

Le tout premier acte d’Adam, dans la Genèse, est de nommer les animaux autour de lui. Il est remarquable que le premier homme agisse ainsi en anthropologue ou en éthologue [l’éthologie est l’étude du comportement des diverses espèces animales]. Le premier homme observe le monde qui nous entoure et définit des catégories.

Pour nommer le monde, il faut, bien entendu, posséder le langage : seuls les mots permettent à l’homme de construire des représentations du monde. En tant qu’éthologue, j’ai souvent eu l’occasion de le dire ou de l’écrire : plus on observe les animaux, plus on comprend l’homme.
Observer les animaux, c’est d’abord comprendre par analogie ce qu’on partage avec eux, la nature, le fonctionnement du corps, la biologie. C’est aussi comprendre ce qui nous différencie d’eux, comprendre ce qui nous est spécifique, justement à travers la parole.

De très nombreuses pensées, et philosophies ont cherché à définir un « propre de l’homme ». La question est complexe. L’homme en réalité est « propre » en toute chose – non seulement par la parole ou la pensée, mais aussi par sa biologie. Nous le savons, le cerveau humain ne fonctionne pas exactement comme celui des animaux ; il est d’une plasticité étonnante. Nous savons que parler ou écouter de la musique par exemple, modifie et hypertrophie certaines zones cérébrales.

La parole, que l’on dit « propre à l’homme » a, en réalité, fait son apparition il y a environ 200 000 ans. Cela signifie qu’il fut un temps où l’homme n’avait pas encore accédé à la parole. Bien avant de parler, nous étions déjà capables de « faire signe » comme les animaux, avec des mimiques ou des grimaces. Nous étions en possession de ce gène (FOxP2) qu’on associe souvent à la capacité de parler, mais nous ne parlions pas encore. La parole, semble-t- il, est apparue bien plus tard. Pour pouvoir parler, il fallait être deux, faire signe ensemble. Pour que je puisse parler, encore faut-il que mes signes fassent sens pour celui avec qui je parle. Il n’en est pas moins vrai que l’acquisition de la parole a métamor- phosé l’humain.

Pour autant, placer l’homme tout en haut d’une hiérarchie du vivant est une démarche dont il faut se méfier. On retrouve cette idée dans de nombreux discours religieux selon lesquels l’homme serait nécessairement en haut d’une hiérarchie tandis que l’animal lui serait membre d’un groupe inferieur. Cette représentation hiérarchique du monde, pour celui qui l’affirme – et qui se place naturellement tout en haut de l’édifice –, est à mon sens à la fois nécessaire, délicieuse et dangereuse.
Nécessaire, parce que c’est la représentation naturelle du petit enfant qui vient au monde. Il perçoit le monde comme une distinction entre ce qu’il reconnait – la voix de ses parents et ses proches – et le reste du monde.

C’est ainsi qu’il définit sa filiation, la différentiation entre le familier et le non-familier.

Cette représentation est délicieuse, parce que c’est ce familier auquel chacun de nous s’attache pour se définir : j’ordonne le monde entre ce que je reconnais comme mien et le reste, entre ce qui me fait me sentir bien, ou moi-même avec l’autre, et ce qui m’est étranger.

Mais cette démarche est aussi dangereuse, parce que toute lecture hiérarchique du monde conduit à la disparition de l’empathie. Si l’autre n’est pas familier, pas dans mon cercle, pas dans ma catégorie, ma famille, mon peuple, mon entourage, alors il peut être réduit à rien. Il devient facile de minimiser voire de nier sa souffrance. Toute idéologie raciste débute par une « bestialisation » de l’autre. Si l’autre est perçu comme une animal, je peux alors lui faire violence, le sacrifier, le dépecer, n’avoir pour lui aucune empathie. De façon similaire, tout discours de hiérarchisation imparable entre le monde humain et les animaux est souvent une façon de se donner bonne conscience, tout en restant insensibles à la souffrance animale.
Ce sens de l’empathie est extrêmement présent dans la tradition juive, même à l’égard des animaux. J’ignore s’il s’exprime partout dans le monde juif, mais je constate qu’Israël est un des pays ou se développe le plus, aujourd’hui, l’éthologie, cette science de l’observation des êtres vivants. Peut-être s’agit-il un peu d’une science juive ?