Ouvre-bouteilles et halakha


© Anna Lukashevsky, Gera at Stairway, 2013 – Courtesy Rosenfled Gallery, Tel Aviv

LA TRADITION JUIVE, SI ELLE NE NIE RIEN DES NOMBREUX VICES DES EXCÈS DE LA BOISSON, NE TARIT PAS D’ÉLOGES SUR LE VIN.

Le Talmud nous enseigne :
« Lorsque le Temple était encore debout, il n’y avait pas de joie sans viande […]. Aujourd’hui, alors que le Temple a été détruit, il n’y a pas de joie sans vin, comme il est dit « Et le vin réjouira le cœur de l’Homme ».

La corrélation établie entre le plus prisé des fruits, la vigne, et les offrandes faites au Temple révèle que la consommation de vin pendant les fêtes est ce qui remplace pour le peuple juif le service divin qui prenait jadis la forme de sacrifices.

Ainsi, le vin est implicitement relié au sacré, domaine dont relève par excellence le Temple, où des libations étaient versées quotidiennement. De même, de nos jours, nos célébrations et nos fêtes sont sanctifiées par le vin, boisson liminaire dont le courant nous porte du sacré au profane, du kodesh au hol, comme s’il fallait que cette transition coule de source. Ainsi, l’entrée et la sortie du shabbat et des grandes dates du calendrier juif, moments privilégiés de la vie religieuse, sont marquées à travers la bénédiction sur le vin appelée kiddoush, de la racine K-D-SH signifiant « sanctifier ».

Le kiddoush (non pas tant le vin que la sanctification de la matière que ce rituel connote) participe donc à l’élévation du jour et, en cela, inclut le peuple dans son intégralité en tant que témoin et garant des lois du shabbat et des fêtes. De plus, bien qu’il s’agisse d’un commandement lié au temps (mitsvat ase sheazman grama), le Talmud nous apprend que les femmes et les hommes sont concernés à égalité par le kiddoush. Les commandements « Observe le shabbat » et « Souviens-toi du shabbat » sont perçus comme indissociables, et qui est touché par l’un l’est nécessairement par l’autre. C’est ainsi que le Shoulhan Aroukh, principal code de la loi juive, conclut explicitement que, dès lors que les femmes ont le même niveau d’obligation que les hommes en ce que concerne ce commandement, « elles [les] rendent quitte » par leur bénédiction. Bien que plusieurs commentateurs ultérieurs le déconseillent à titre de « pudeur », et que le Talmud mentionne que, dans un cadre où l’on soupçonnerait sans doute un homme de ne pas être instruit s’il demandait à sa femme d’entonner la bénédiction pour lui, il est préférable que ce soit un homme qui fasse le kiddoush, il y a fort à parier que ces règles ne concernent pas la sphère privée. On considère donc que la halakha, y compris orthodoxe, est favorable à l’inclusion des femmes dans le rituel du kiddoush, puisqu’elles participent à la sanctification du jour et que leur niveau d’obligation est identique.

Le sujet devient plus délicat lorsque l’on aborde la question des personnes avec qui la Loi juive nous autorise à partager cette boisson. En effet, le vin est devenu le symbole d’un moment religieux privilégié que l’on ne peut pas forcément partager avec tout le monde, un rappel d’un particularisme religieux qui ne se résorbe pas dans l’universalisme.

C’est pourquoi le vin produit et touché par des non- Juifs est interdit à deux titres : par peur qu’on en vienne à épouser des idolâtres (crainte bien vivace à l’époque de la rédaction du Talmud) ou parce que l’on craint que le vin ait servi à des libations idolâtres. Là encore, ce qui est en jeu, c’est l’Avoda Zara, le culte étranger dont nous sommes enjoints de nous éloigner.

Enfin, le vin d’un Juif qui ne respecte pas les préceptes du judaïsme est également considéré comme interdit par une partie des décisionnaires : si une personne s’est séparée de la communauté à dessein, il est considéré comme un non-Juif à certains égards, et il est soupçonné d’« idolâtrie », ou du moins d’une déviation par rapport aux règles et aux préceptes du judaïsme, ce qui rend son vin interdit.

Ces règles posent aujourd’hui un problème pour nous qui côtoyons des non-Juifs régulièrement, en tant qu’elles peuvent nous sembler entériner une séparation dont nous percevons mal la nécessité. Nos amis non juifs n’ont-ils pas une morale qui se rapproche plus de la nôtre que de ce que le Talmud décrivait comme de l’idolâtrie ? Boire un verre de whisky avec eux va-t-il m’éloigner plus d’un mariage mixte qu’un verre de vin ? De plus, de nombreuses personnes de la communauté juive ne respectent pas scrupuleusement les lois de Shabbat : est-ce suffisant pour les considérer comme des « idolâtres » ? Mais d’ailleurs, existe-t-il toujours de l’idolâtrie à notre époque ?

Tout d’abord, on peut noter que le fait de ne pas respecter les règles de Shabbat publiquement ne démontre plus aujourd’hui une volonté de rupture comme c’était le cas à l’époque. Une grande partie du peuple juif est encore très attachée à son patrimoine sans pour autant être attentive aux règles de la halakha, ce qui n’était pas le cas jusque très récemment, puisque les Juifs vivaient surtout au sein de communautés insulaires. Il est très intéressant que, comme le note le décisionnaire Rav Moshe Feinstein, le Shoulhan Aroukh ne reprenne pas l’interdiction du vin touché par un Juif qui transgresse shabbat telle qu’elle est écrite dans le Beit Yosef, alors que les deux sont écrits par Rabbi Yossef Karo; ainsi, le Shoulhan Aroukh n’interdit que le vin d’un Juif apostat. Enfin, de nombreux décisionnaires (Shakh, R. Betzalel, Pri Hadash) établissent une comparaison entre les Juifs dont il est interdit de consommer le vin et les Karaïtes d’autrefois, qui se sont établis comme une communauté à part, avec des règles et des jours saints différents : c’est donc la volonté de rupture avec la communauté juive qui rend le vin de ces personnes interdit, et non pas la transgression en soi.

De plus, il existe une autre approche aujourd’hui pour aborder la question des personnes ne respectant pas la halakha. Rav Yaakov Ettlinger explique que la catégorie des « Juifs qui transgressent le shabbat » doit être repensée : si les personnes n’estiment pas que ce qu’elles font est interdit ou ignorent la loi juive, leur volonté de faire kiddoush démontre au contraire leur croyance en Dieu. Ainsi, aujourd’hui que la norme n’est plus d’être pratiquant, l’on peut inclure ces personnes dans la catégorie de « tinok shenishba », « un enfant captif », c’est-à-dire élevé parmi des non-Juifs ou ne connaissant pas la loi ou ses détails et donc irresponsable de ses transgressions.

Ainsi, même si la coutume reste de s’abstenir d’un tel vin, il existe des précédents sur lesquels compter dans les cas où l’on risquerait de porter atteinte à la dignité de certaines personnes, voire de les éloigner du judaïsme.

Quant aux non-Juifs, qui ne sont plus idolâtres ni d’emblée considérés comme immoraux, comment justifier l’interdiction ? On pourrait penser que l’interdiction du vin pour lutter contre les mariages mixtes n’est pas très efficace si on permet par ailleurs de prendre toutes sortes d’alcools différents. De plus, l’automatisation des machines et le fait que le vin vendu en grande surface n’est pas du vin à vocation « sacrée », pourraient nous faire pencher vers une certaine permissivité.
Seulement, ce n’est pas aussi simple : la procédure mise en place pour produire du vin aujourd’hui peut faire intervenir des ingrédients non kasher, comme de la gélatine animale ou du sang. Il existe un grand nombre de façons différentes de faire du vin, et il peut être difficile de demander et vérifier chaque producteur. De plus, les autorités rabbiniques insistent pour que les ingrédients utilisés soient au-dessus de tout soupçon au niveau de la kashrout.

Le vin est aussi, comme on l’a vu, un symbole encore très important aujourd’hui : il est le vecteur de la sanctification des jours saints et de la joie religieuse. Il sert donc aussi de symbole de séparation, de rappel qu’il existe une dimension spirituelle propre au peuple juif. Or, la séparation est nécessaire au maintien d’une identité forte qui assure que notre voix est audible dans la société : cela ne veut d’ailleurs pas dire que les non-Juifs ne peuvent pas assister au kiddoush ou découvrir nos rituels. C’est pour cela qu’il est aussi important de préciser que les femmes juives en font partie, ainsi que les personnes du peuple juif qui n’ont aucune volonté de rupture. Notre tradition impose tout de même une limite, à l’image de notre rapport au monde, une distance raisonnable avec le monde extérieur, qui ne nous empêche pas d’y prendre part, mais nous invite à réfléchir sur ce que nous souhaitons renvoyer en tant que Juifs. Pour ce qui est de la convivialité et du partage, il est aujourd’hui possible de partager un verre de presque n’importe quel alcool avec son collègue non-Juif, au même titre qu’il est possible de vivre en harmonie avec la société ambiante. À quelques détails près : certains éléments de notre tradition nous poussent à émettre parfois un jugement sur le monde extérieur en créant une frontière qui nous sépare de celui-ci pour mieux nous interroger sur notre vocation propre et nos responsabilités envers les autres peuples. De même, la limite imposée par nos Sages sur le vin nous permet de garder conscience de notre particularisme, sans que celui-ci nous empêche de faire société.