Parce que c’était toi, parce que c’était toi

© Angelika Sher, Untitled, 2020 (Woman in window), Archival Pigment Print, 82 x 80 cm
Courtesy Zemack Gallery, Tel Aviv

Je traversais la vie par trêves, les nerfs dénudés, la peine tout à l’intérieur, lovée dans une langueur pastel. Le printemps s’était levé, les réverbères coloraient la nuit et la ville d’orange douce, j’y habitais. L’indifférence et l’anesthésie au creux de moi, je priais tous les soirs, « délivre-moi du mal, délivre-moi du mal ». Je croyais mourir vivante d’un chagrin d’amour, je suffoquais seulement d’avoir trop aimé l’amour lui-même.

La fureur de vivre nichée dans la torpeur, ensemble comme des frères, nous sortions tous les jours de semaine, chacun nos raisons sans en dire vraiment mot. Et la vie allait comme cela, et comme cela, nous nous laissions porter, un tapis roulant rouge sous nos pieds. Conquérants, chercheurs d’or dans un réel décevant et donc déserté, nous marchions vers d’autres espaces, d’autres rêves, sans même savoir lesquels, ni ce que nous tendions à y trouver. Nous vivions ainsi comme deux adulescents, déjà nos cœurs brisés à pile vingt ans, une même volonté de nous enfuir de nous-mêmes.

Au milieu de nos danses et nos rires, nos excès et nos spleens, nous nous accrochions l’un à l’autre, nos baguettes de sourcier dirigées vers de mêmes aventures.

Alors qu’un vendredi était sur le point de se finir, nous nous apprêtions, avec d’autres complices, à nous livrer au chaos à venir, bien abîmés dans la superbe.

C’était une nuit d’avril, en 2014. La nuit du 27 avril, sur un trottoir de Pigalle, très en moi-même et très ailleurs. Des murs de défense élevés si haut, des murs de défonce élevés trop haut, me gardant hors de la ville, protégée par autant de voiles posés sur mon cœur, prête à me céder à la fête, y laisser ma peau et à en recueillir les fleurs, ma conscience émotionnelle comme anesthésiée.

Je me souviens, je t’ai trouvée intimidante mais n’étais pas intimidée ; quelqu’un te connaissait, tu as marché avec nous jusque dans le club, tu allais à la même soirée. Par la force de choses que nous ne connaissons pas, et même, plus tard, que nous ne comprendrons pas, nous nous étions recroisées au fumoir. Tu m’avais demandé si je lisais des livres – j’avais ri et m’étais moquée de toi ; « quel est ton livre préféré ? », tu ne connaissais pas ce livre, je te plaisais un peu plus encore – tu n’avais aucune chance, je n’avais plus de cœur.

Bombardée de néons et de flashs, visage impassible, les os marqués par les basses, pupilles à l’atropine, j’étais dans ce recoin de moi, saturé d’un absolu de liberté et de négligence auquel ne consentent que les états altérés, dont presque rien ne perce à travers la coquille – tour de contrôle plus qu’incessamment sollicitée ; tu m’as manifesté ton intérêt.

Tu as ouvert une faille dans le monde, d’un seul coup figé, le temps s’est ainsi retrouvé suspendu. J’en suis restée gauche et interdite, les bpm dans les tempes, culminants et soudain dérochés, désacmés.

J’étais près de toi, je te regardais, sur ton visage ondoyaient des tâches de couleur. Je dansais avec toi, désarmée et inquiète : tu venais de provoquer une singularité dans le cours de ma vie dissolue. Ne m’attendant pas à ton audace, tu venais de fissurer ma garde – si patiemment rétablie, entretenue et éprouvée, si longuement défendue.

Six heures ont sonné, tout notre groupe, recomposé, s’est dirigé chez moi, toi comprise.

Là-bas, nous avons parlé, là-bas nous nous sommes rencontrées, et le monde n’a plus été le même. Tu es partie. Nous avons reparlé. Nous nous sommes revues. Plusieurs fois. Nous ne nous sommes plus jamais quittées.

Tu es noire, je suis blanche ; tu es musulmane, je suis juive ; tu as les cheveux courts, les miens sont longs ; tu es tout le temps en jupe, et moi en pantalon. Nous étions deux enfants blessés qui nous attendions, prêts à nous verser l’un dans l’autre, dans une longue fièvre.

Au milieu du salon, nous avions érigé une cabane, faite de draps tendus sur des chaises, au creux de laquelle nous nous étions cachées. Nous en regardions la voûte, où étaient projetés mille feux sacrés, ils s’y répercutaient en constellations que nous tentions de lire. Certaines avaient la forme de sourires, les mêmes sourires que nous adressaient les passants que nous croisions lorsque nous marchions ensemble dans les rues, si fières et si sûres de notre amour.

Rien n’était parfait, tout était sublime. Nous ne parlions pas toujours la même langue mais nous nous embrassions tous les matins, et toutes les nuits avant de sombrer dans le sommeil. Et tous les jours, et tous les soirs, tu existais ; et la vie avait alors du sens, et la vie en valait la peine. Malgré les obstacles, malgré les disputes, malgré les difficultés, nous savions que nous nous aimions et que nous nous aimerions : nous ne nous étions pas rencontrées, nous nous étions reconnues. Pendant sept années, chaque jour, nous nous sommes choisies. Pendant sept années, nous nous sommes plusieurs fois rencontrées.

Cela a transfiguré ma vie et m’a, définitivement, changée. En réalité, la rencontre nous décompose puis nous recompose, avec l’autre, puis, parfois, sans lui ; elle nous constitue ou nous brise, et teste notre aptitude à lui survivre.

Un jour de fête nationale – la même pour laquelle nous allions, les années précédentes, regarder les feux d’artifice, ensemble ; un jour de fête nationale, notre amour comme une supernova.

Puis, ce fut la nuit.

Nous avons mangé l’amour et nous nous en sommes fait recracher, sans vraiment comprendre ni comment ni pourquoi cela est arrivé. Mais cela est bien arrivé.

Après toi, le déluge.

Cela va bientôt faire un an que notre relation a vacillé avant de voler en éclats, dans un long chant du cygne, une agonie, un déchirement, dessinant une frontière entre le nous d’avant et le néant, entre moi et les vivants. Et depuis, le monde ne cesse de ne me parler que de toi et de l’absence que tu as laissée dans le mien. Et ton absence ne me fait que plus te rencontrer encore. Je t’ai gardée si longtemps en moi que, dans la douleur de t’avoir perdue, je cherche encore à te comprendre, notre amour figé dans l’ambre. Tu m’as appris que l’amour, fou et réciproque, ne suffit pas, que l’on peut s’aimer sans plus pouvoir être ensemble ; que l’on peut continuer à s’aimer, et ce malgré les mots, malgré les actes, malgré toutes les ruptures dans la rupture. Car parfois, pour véritablement se rencontrer soi, ce soi que l’on est devenu à travers la rencontre, il nous faut nous affranchir de l’autre. Quel que soit le coût, quel que soit le chagrin. Ce n’est pas grave, c’est finalement anodin.

Dans la destruction massive, dans une année entière de nuits sans sommeil et de fragmentations, de fuites en avant qui n’en sont pas, dans ce chaos-là, au milieu de ruines et de cendres, je me suis rencontrée, moi, moi aussi. Dans mon cœur crucifié, dans mon cœur mort, une nouvelle fleur pousse, celle-ci me survivra je crois, ai-je vraiment le choix ?

C’est un point de lueur, telle la tête ardente d’une épine piquée au feu, qui ne pâlit pas. Si lointaine qu’elle paraît chanceler, mais qui ne bronche pas. Elle est tatouée sur la peau bleue de la nuit, je les contemple chaque soir toutes trois. C’est ce qu’il reste de toi, de nous, de moi. Ça, et tous les souvenirs, indélébiles, marqués en rouge au fer chauffé à blanc, une plaie pansée au sel. Le temps va faire son œuvre, je l’attends.