Pornographie

“Que nous est-il arrivé ?”, demande David Isaac Haziza, en constatant l’essor d’une image et d’un imaginaire du sexe forgés par la porno- graphie machinale, nouvelle culture de masse devenue un devoir banal et anonyme. Le sexe réduit à lui- même, c’est la fin du sexe, sa mort, s’inquiète-t-il.

Il y a pornographie et pornographie. Si je dis qu’elle a fait beaucoup de mal à notre époque, je n’inclus dans ce propos ni Sade, ni Araki ni les fresques de Pompéi. Je ne parle pas de la pornographie en général mais d’une certaine culture de masse et de consommation alliée à un certain discours de vérité. Je parle, en d’autres termes, de la pornographie d’aujourd’hui et même surtout du tournant pris ces deux dernières décennies.

Culture de masse, j’entends par là un ensemble de « produits » façonnés pour correspondre à une demande qu’ils simplifient en la constituant en retour. Aller droit au but, pour le plus grand nombre. L’outil de la culture de masse est la statistique. Au niveau métaphysique, la culture de masse est aliénation; en elle, je perds ce qui m’est propre, je deviens autre à moi-même, autre m’est mon visage, autre m’est ma voix, mon corps, mais non de cette féconde altérité qui met ma subjectivité, ma chair, en présence d’une autre subjectivité, d’une autre chair : je ne suis pas pénétré par la présence de l’autre humain, je suis seulement dépossédé de moi-même.

Par le biais d’internet, la pornographie a conquis ma génération, la dernière pourtant qui aura fantasmé sans son concours. Pis, les plus jeunes, ceux qui sont nés dedans, pensent désormais que « le sexe, c’est ça », et ce n’est pas seulement l’érotisme par trop efféminé de Baudelaire ou de Fragonard qui les fera pouffer, c’est aussi Sade, c’est Apollinaire et ses Onze Mille Verges, c’est le divin Arétin. Toute forme de médiation – et le langage, aussi obscène soit-il et visât-il la chose même dans toute sa crudité, reste essentiellement médiation – est bannie. Nous avons, à la place de la pornographie artistique, un genre littéralement prêt à consommer, qui « va à l’essentiel », qui prétend dire la vérité du sexe, un genre dont le caractère didactique s’incarne formellement, confondant d’ailleurs comme souvent, scientisme du temps oblige, vérité et exactitude, et qui la dit donc, cette « vérité », en gros plans façon planches d’anatomie, dans la brutalité de décors sans esthétique et dans une lumière crue de salle d’opération.

LE SEXE BIAISE

Et pourtant la vérité du sexe, s’il y en a une, c’est précisément sa non-vérité. C’est la distance, c’est le dialogue, c’est l’humour. C’est aussi, plutôt que cette pleine lumière, l’ombre. Le sexe biaise, on y va parfois franchement, on tourne aussi autour du pot, on voit, on ne voit pas, on sent, on se trompe : non, le sexe, ça n’est pas « ça ». Le sexe, comme la beauté, n’est pas une substance mais, pour paraphraser Tanizaki, un dessin d’ombre. Le sexe, c’est aussi de tâtonner, de rêver, d’imaginer.

Dans le film d’animation Anomalisa, Charlie Kaufman montrait récemment des personnages absolument identiques, tête et voix, et au milieu de cette asepsie sans nom, une histoire d’amour, une fulgurance, entre deux personnages pourvus chacun d’un visage, d’un corps et d’une voix qui font exception à l’anonymat de leur environnement. Or il y a dans ce film une scène d’amour dont se souviendront longtemps tous ceux qui l’ont vue. Pourquoi d’ailleurs ? Est-ce le mélange de crudité et de tendresse ? Est-ce la maladresse si « vraie », pour le coup, des personnages ? Est-ce le réalisme surprenant de ces espèces de marionnettes ? Que nous est-il arrivé, oy me haya lanu, pour que des pantins animés soient plus humains que les stars de Hollywood, que les acteurs X ? Plus humains que les starlettes du gonzo, plus humains même que nos ados quand, inspirés par les clichés du porno, du twerk et des clips de rap, ils se trémoussent sur Facebook et Instagram en affichant des poses stéréotypées qui n’expriment que leur envie de ressembler à tout le monde ?

Car notre drôle d’époque réussit à faire passer pour un comble d’originalité et d’authenticité le fait de sacrifier toute forme de dissonance sur l’autel du général. Regardez les profils Facebook de ces adolescents : mêmes photos, mêmes petits textes parfois bizarrement orthographiés les accompagnant, mêmes professions de foi, tristement identiques, d’excentricité, mêmes « mèmes » où se dit aussi ce désir d’« être soi-même » qui n’est que désir d’être comme les autres. La pornographie est l’un des instruments de cette montée générale d’insignifiance, et sinon le plus redoutable, du moins peut-être le plus efficace. Par elle, le capitalisme peut enfin modeler jusqu’à la manière dont nous jouissons, jusqu’aux moindres contractions de notre intimité, jusqu’aux recoins humides de notre inconscient.

J’y songe : on pourrait dire que le contraire de la pornographie, c’est le niqab. Quand elle dévoile tout, lui voile, ne laissant même rien passer. Il en est plus exactement le symétrique inversé. Il désigne en le cachant de façon si peu discrète ce que la pornographie expose. Pour accepter le niqab, il faut d’abord avoir admis l’idéologie de la pleine lumière qui fonde l’industrie pornographique. Quiconque sait que non, le sexe n’est pas « ça », qu’il y a toujours quelque chose qui échappe à la prise, que le sexe est aussi la rencontre, dans le dévoilement même, de deux intimités, c’est-à-dire de deux secrets, qu’il est jeu, hésitation, passage, transparence et ombre alternées, comprendra que le niqab est à la fois futile et monstrueux.

La pornographie sans scénario, qui s’obtient d’un clic comme on attrape un coca zéro au distributeur, substitue la satisfaction immédiate à la différence, autrement dit au désir. Sans jouissance, le sexe est évidemment incomplet, mais sans désir, sans fantasme, sans cette dimension temporelle, sans ce néant, il l’est aussi. En un mot, YouPorn, la norme pornographique des années 2010, mutile le sexe de ce que le puritanisme lui laissait, pour le coup au détriment de l’accomplissement, au détriment de l’obscène qui a aussi sa beauté et sa nécessité. On est passé, pour dire les choses grossièrement, d’un extrême à l’autre et il est à craindre que la franche et riante obscénité d’antan soit aussi, du coup, oubliée.

“MACHINE” SEXUELLE

Du Meilleur des mondes à La Possibilité d’une île en passant par Woody et les robots, la perspective de cette jouissance machinale où s’achèverait l’humanité a été évoquée par les artistes et les écrivains. Difficile de dire ce qu’en pense vraiment Houellebecq, mais on notera que son héros finit par rechercher la possibilité d’une île qui donne son titre au roman, c’est-à-dire du danger, de la mort et aussi, paradoxalement, d’un plaisir authentiquement partagé avec d’autres hommes. Pour Allen et pour Huxley, la « machine » sexuelle est pour le coup, à n’en pas douter, un instrument du totalitarisme doux: l’homme n’est plus ni ange ni bête (de sexe) mais machine à jouir. Être ça ou un numéro, c’est tout un.

On le voit, aujourd’hui que le monde du sexe est réduit à une collection de sigles, d’abréviations, d’expressions toutes faites qui le rendent à certains rassurant, connaissable, définissable, qui permettent d’en rendre compte avec une exactitude arithmétique dont la maniabilité ne laisse pas de plaire aux paresseux : DP, MILF, Ebony, BDSM, BBC, sodo, en-levrette, teen, BBW, CFNM… Qu’on ne me parle pas de jouissance : quel être humain, quand il est libéré de toute entrave, jouit comme ses semblables? Nous ne sommes ni des bêtes ni des robots, chacun d’entre nous, s’il est rendu à lui-même, jouit et aime différemment. Cette libération du plaisir est bel et bien créatrice de normes, forcément aliénantes.

Par exemple, on réservait naguère la fellation aux rapports sexuels tarifés, faisant honte aux femmes qui s’y seraient livrées dans le cadre conjugal; on la croit aujourd’hui obligatoire, dès la « première fois », parfois avant même la pénétration vaginale, norme qui vient de la prostitution et non de l’aristocratique pornographie sadienne, puisque les « professionnelles » faisaient payer moins cher cette gâterie. D’où l’expression de ces poètes d’Américains qui lui ont attribué le nom de « second base » dans leur système de rencontres. Où l’on voit que loin d’être la manifestation d’un fantasme, d’un désir, d’une passion, d’une singularité en somme, cette pratique où pourraient se rencontrer deux exultations est devenue l’expression, avec quelques autres gestes, au mieux d’une performance, au pire d’un devoir banal et anonyme. Ce qui s’échange le moins, la jouissance singulière, devient ce qui se distingue le moins, et donc ce qui s’échange le plus, à peu près comme on ferait d’une monnaie. Le nivellement, l’anonymat même peuvent avoir du bon, mais je ne crois pas que ce soit le cas dans le domaine sexuel.

Qu’on ne me parle donc pas non plus, soit dit en passant, de transgression : l’étoffe qui fit les Messaline et les Ninon de Lenclos n’est pas celle des malheureuses « actrices » au regard morne du porno amateur. Qu’on ne me parle pas d’humour : nul ne se prend plus au sérieux que ces mâles ridicules, amoureux de leur propre membre. Qu’on ne me parle pas de dialogue : ici, on jouit, mais on ne fait pas jouir.
Le primat de notre époque est en effet masturbatoire. Là encore on est passé d’un extrême à l’autre. Plaisir d’esclave ou de pâtre pour les Anciens qui en attribuaient la naissance à l’agreste Pan, plaisir coupable pour l’Église (c’est toujours « plus compliqué » chez les Juifs mais enfin, le statut halakhique de la masturbation n’est quand même pas des plus confortables…), le voilà réhabilité au XXe siècle. Par lui on apprend à se connaître, à jouir et peut-être même, justement, à faire jouir. Et puis le moment vient où cette liberté nouvelle et délectable du solitaire ou d’ailleurs de l’amant, bascule dans le solipsisme. Le moment vient où la masturbation, elle-même informée par les gros plans anatomiques du gonzo et les jouissances explicites de mâles « sans complexe » informe la relation sexuelle, au lieu d’être informée par elle. Voilà, c’est la fin du sexe, réduit à lui-même si j’ose dire, et donc mort.

C’est qu’il y a dans le sexe quelque chose de plus que le sexe même. La dimension mythique peut-être, celle du Cantique des Cantiques. Faire l’amour, c’est aussi se raconter l’un à l’autre plus d’une histoire, c’est se murmurer les paroles d’un très long poème, qui commence avant nous et ne devrait pas finir à nous : car fort comme la Mort est Amour, dure comme Shéol, passion… La jouissance amoureuse n’est pas une combinaison robotique mais un agencement cosmique, irréductible, qu’on se le dise, à tous les discours de vérité, et qui, tant qu’elle existera (espérons quand même que ça dure), fera palpiter au cœur de nos vies plus d’une vie, plus d’une force – plus d’un chaos.