Préparer la justice

Le “fichier juif” est conservé au Mémorial de la Shoah à Paris dans une enclave dépendant des Archives nationales.

Le 28 avril 1943, quarante militants juifs se réunissent à Grenoble sous l’impulsion du résistant Isaac Schneersohn, pour créer ce qui deviendra, le Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC). En pleine occupation, ils déclarent alors : « Nous voulons avant toute chose écrire le Grand livre du martyrologe du judaïsme de France ». Schneersohn a 62 ans, c’est un industriel qui a été prospère avant l’occupation et est l’un des descendants directs du fondateur du mouvement hassidique Loubavitch. Dès la fin de 1942, il cherche à documenter les persécutions subies par les Juifs en France. Il réunit dans ce but de nombreux dirigeants juifs des mouvements de résistance et les convainc en avril 1943 au cœur de l’hiver nazi de créer ce qui fut d’abord « Le Comité Schneersohn » puis à l’automne 1944 « Le Comité des déportés et spoliés juifs ». Ses objectifs dès le printemps 1943, sont alors absolument visionnaires : rassembler les preuves du Crime, de l’héroïsme juif pour, après la guerre, obtenir réparations et justice mais aussi participer à la reconstruction du judaïsme français. Laissons la parole à Isaac Schneersohn qui, dès 1943, précisait les objectifs de son Comité : « Dresser le bilan de la fortune juive spoliée ou aryanisé, dresser le tableau de tant des souffrances, de tant d’internés, de déportés, d’otages juifs fusillés; de faire ressortir l’héroïsme des combattants juifs… d’enregistrer l’attitude des gouvernants, de l’administration, des diverses couches de l’opinion publique… Il faut mettre en lumière tout ce qui a pu agir sur le monde juif en France dans un sens défavorable ou favorable… Deuxièmement, il y a lieu de préparer d’ores et déjà le Cahier des revendications des Juifs de France, Juifs français ou Juifs étrangers. »

Neuf commissions thématiques sont alors créées. Le grand historien Léon Poliakov, qui travailla presque depuis le début avec Schneersohn, témoigne ainsi dans ses mémoires L’Auberge des musiciens : « Je me souviens que pour commencer, il [Schneersohn] avait installé un bureau à Grenoble, rue Bizanet, où une demi-douzaine de dactylos étaient chargées de dépouiller le Journal officiel, pour dresser l’interminable liste des entreprises juives “aryanisées” ce que je trouvais suprêmement ridicule, ne comprenant pas qu’il faut un commencement à tout. »

À la Libération de Paris, le Comité se transforme en Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC) et joue un rôle essentiel dans la collecte des documents issus des services allemands et français de répression des Juifs. Poliakov est nommé chef du service des recherches. Avec l’aide de Schneerson et d’anciens résistants, dont un ministre de la IIIe République, Justin Godart, il arrive à microfilmer de nombreux documents de l’administration SS en France et récupère les archives originales du service antijuif de la Gestapo à Paris. Il obtient également les documents de l’Institut d’études des questions juives et du Commissariat général aux questions juives.

Schneerson met ensuite ces archives à la disposition d’Edgar Faure, procureur adjoint de la délégation française au procès de Nuremberg. Le CDJC y occupera un bureau pendant toute la durée des procès. Poliakov participera comme expert et Joseph Billig, un autre historien du CDJC, comme auditeur permanent, assistera à toutes les audiences. Ces archives permettront d’étayer l’accusation française. À l’issue des procès, à titre de remerciement, le CDJC est autorisé à ramener à Paris des fonds entiers d’archives rassemblés par les Alliés et utilisés à Nuremberg, dont celles personnelles d’Alfred Rosenberg. Le Délégué du Gouvernement Français à Nuremberg écrit à Schneersohn : « Je tiens à vous adresser tous mes compliments pour le travail remarquable de recherche et de documentation que vous avez accompli… en apportant ainsi un concours de première importance à l’œuvre de la délégation française ».

Dès 1946, tous ces documents permettront d’écrire l’histoire de la Shoah, au travers de bulletins, revues et publication de livres. La première synthèse historique en français sur le génocide des Juifs, Bréviaire de la haine, le troisième Reich et les Juifs de Poliakov, est publiée chez Calmann-Lévy en 1951. Ces archives permettront également de constituer 65000 dossiers de spoliation qui se heurtent aux réticences, bien trop commodes, des banques françaises s’abritant derrière le « secret bancaire ». Ce travail abandonné en 1955 fut à l’origine des travaux repris par la Mission d’Études sur les spoliations de 1997 qui conduira à la création de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah (FMS) et de la Commission d’Indemnisation des Victimes des Spoliations (CIVS).

Doté d’une vision novatrice pour l’époque, Schneerson ne souhaite pas en rester là. Il entend rassembler, pour la première fois au monde, dans un même lieu, les archives mais aussi une bibliothèque, un centre de recherches, des expositions et surtout, un « Mémorial ». La première pierre du « Tombeau du Martyr Juif Inconnu » est posée en mai 1953 devant plusieurs milliers de personnes. La cérémonie est présidée par Justin Godart, Président d’Honneur du Comité du Martyr Juif Inconnu. L’inauguration a lieu le 30 octobre 1956, cinq ans avant Yad Vashem. Au fronton épuré de ce bâtiment, sous une étoile de David géante, nous découvrons toujours cette phrase rédigée par Justin Godart : « Devant le Martyr Juif Inconnu incline ton respect ta piété pour tous les martyrs, chemine en pensée avec eux le long de leur voie douloureuse, elle te conduira au plus haut sommet de justice et de vérité ».

Dans le milieu des années cinquante, le CDJC intervient dans le cadre des procédures d’indemnisation et de restitutions mises en place par l’Allemagne de l’Ouest mais aussi, dans les années soixante, dans les procès contre les criminels nazis. Le Centre envoie également des documents à Jérusalem au moment du procès Eichmann où Georges Wellers, autre historien du Mémorial et ancien déporté d’Auschwitz-Birkenau, va témoigner.

Des années soixante au début 2000, le CDJC permet à de très grands historiens d’avoir accès aux archives et d’écrire l’histoire de Vichy, de la collaboration et de la persécution des Juifs. Sans ce centre de recherche, à une époque d’omerta des administrations et des Archives nationales, nous n’aurions pas eu les études de Paxton, Azéma, Ory, Peschanski, Grynberg, Rousso et évidemment Klarsfeld.

CES DOCUMENTS PERMETTRONT D’ÉCRIRE L’HISTOIRE

C’est au CDJC que Klarsfeld trouve les listes des Juifs déportés de France qui lui permet de publier en 1978, son magistral « Mémorial de la déportation des Juifs de France ». Mais c’est surtout là qu’il découvre l’original du Télex d’Izieu signé par Klaus Barbie qui permet de faire condamner ce dernier pour Crime contre l’humanité en tant qu’organisateur de la rafle et la déportation des quarante-quatre enfants juifs d’Izieu et de leurs sept moniteurs.

En 2005, le Mémorial s’agrandit sur des bâtiments appartenant à la Ville. Cela permet la création d’un espace d’exposition permanent de 1500 m2 consacré aux Juifs de France pendant la guerre, des espaces d’exposition temporaire, une librairie, une médiathèque, un auditorium et des salles pour accueillir des milliers d’enseignants et d’élèves. Le Mur des Noms, ceux des plus de 76000 Juifs déportés de France, voit aussi le jour. Cette institution trouve alors son nom actuel et devient le Mémorial de la Shoah par la fusion du CDJC et du Mémorial du Martyr Juif Inconnu. En 2006, le Mur des Justes vient compléter le Mur des Noms.

Comme l’explique Annette Wieviorka, historienne et auteure de plusieurs études sur l’histoire du CDJC et du Mémorial : « Le Mémorial de la Shoah peut se prévaloir d’être le premier et longtemps la seule institution de mémoire de ce type dans le monde ».

Sources :
Le Centre de Documentation Juive Contemporaine-1943-2013, documenter la Shoah », Simon Perego, Renée Poznanski, 2013, Mémorial de la Shoah
Il y a cinquante ans, aux origines du Mémorial de la Shoah », Annette Wieviorka, 2006, Mémorial de la Shoah
L’Auberge des musiciens », Mémoires, Léon Poliakov, 1981, éditions Mazarine