Puis-je être ta shikse* ?

Oui, je te pose la question chère lectrice que je ne connais pas. Pour l’instant, je te suis uniquement accessible par les mots, par la représentation que tu te fais de moi, entre les lignes ou, si tu t’approches, entre les courbes de mes lettres. Je suis donc ta shikse, dans le sens d’une personne lointaine, une créature fantasmée. Bon, il ne faut pas exagérer, disons imaginée. Un faire-part adressé à celle qui m’accueillerait, parmi de nombreux articles de ce séduisant numéro de Tenou’a, dans son salon. Polygamie textuelle où tu tournes les pages délicatement avec ton doigt jusqu’à ce que tu t’arrêtes sur mon invitation, page 46.

Contrairement aux attentes habituelles de l’emploi, je ne suis pas grande, pas blonde et pas femme. Donc, si tu te nommes Scarlett Johansson et/ou Jennifer Lawrence, je serai ta/votre parfaite shikse. Oui, j’accepte de n’être que la demi-shikse des deux en même temps. Si tu n’es ni Jennifer ni Scarlett (je ne suis pas sûr qu’elles aient renouvelé leur abonnement au magazine), on risque une plus grande similarité. Je te ferai donc moins fantasmer, que tu sois petite, brune ou homme. Mais la promenade peut être agréable quand même.

Car la shikse idéale est avant tout une invitation au voyage, bien plus qu’une représentation physique ou culturelle. S’inspirant peut-être des deux charmantes rencontres de Moïse lors de son séjour prolongé en classe de mer dans le Sinaï, le Roi Salomon fit un très beau voyage en connaissant la Reine de Saba. Ils furent heureux, sans vivre longtemps ensemble et eurent une abondante descendance. Moïse et Salomon se moquèrent des « on-dit » chuchotés par les ronds de cuir de leur époque, vivant leurs choix au grand jour.

Quelque 3000 ans plus tard, sur le campus de Columbia à New York, se croisèrent à une soirée un joueur de football américain catholique de droite et un étudiant en poésie juif, communiste et homosexuel. À cause d’une mauvaise blague, ils en vinrent presque aux mains. Suite à l’altercation, ils apprirent à se connaître mais n’eurent pas le temps de devenir mutuellement la shikse d’autrui. Car, grâce aux récits de leur muse, Neal Cassady, qui va et qui vient entre les trains et installe de nombreux arcs-en-ciel dans les chambres de motels, Jack Kerouac et Allen Ginsberg écumèrent à leur tour les routes des États-Unis et révolutionnèrent la poésie et la littérature américaine. Nous montrant, depuis bien longtemps, que les partages culturels et sensuels démystifient toute shiksisation latente.

Sur cette lancée de la Beat Generation et de ses partages, il faudra encore quelques fusions corporelles, si bien présentées cette année dans la série télé Sense8 des sœurs Wachowski, pour que ce terme se banalise complètement. Ainsi, en 2039, lorsqu’on sera confronté à la question « Comment réagirais-tu si ton fils épousait une femme non juive ? », la réponse évidente sera « Il est déjà si difficile d’être heureux dans ce monde que le jour où mon fils sera en âge et en envie de se marier, ce sera avec la femme ou l’homme de son choix. »

* Une Shikse (ou Shiksa) désigne en yiddish שיקסע une fille non juive. On retrouve largement cette figure dans la culture populaire nord-américaine.