Se parler ou mourir

© Elad Rosen, Strawberrys War, Diptych, Acrylic on canvas, 120 x 100 cm
Courtesy of Rosenfeld Gallery, Tel Aviv

Je suis toujours méfiant lorsque, d’un coup, des pans entiers de la société se mettent à partager leur avis, forcément très tranché, sur des questions qui ne les concernent pas et dont ils ne sont pas instruits. Ces débats qui virent le plus souvent à l’anathème, où chacun est sommé de prendre parti, où chaque camp, plutôt que d’écouter l’autre sans le disqualifier a priori, cherche à écraser l’autre et à excommunier les modérés de son camp, les traîtres à la cause, ces débats-là, on l’a vu avec celui sur le mariage pour tous en France, sont des moments de libération incontrôlée d’une parole souvent haineuse, humiliante et blessante. Dont nul ne sort grandi.

En soi, on pourrait se dire que ce n’est pas si grave, que les mots passent plus sûrement encore que les maux mais c’est en oublier l’essentiel : durant tout ce temps, il y a des gens qui souffrent et, plus on détourne le débat pour en faire une bataille idéologique, moins on s’occupe de ceux qui sont réellement en souffrance. Souvent, il est tellement plus simple de tomber à bras raccourcis sur quiconque n’est pas entièrement d’accord avec soi que de se poser honnêtement les questions des raisons de ces souffrances voire, simplement, de reconnaître ces douleurs.

Si, de prime abord, les questions qui touchent aujourd’hui à la fluidité des genres et à la possibilité d’en changer sont la marque d’une forme de progrès moral, social et politique, les réponses qui y sont apportées cachent parfois mal un conservatisme réactionnaire. Qu’un enfant interroge, par ses jeux, ses questionnements, ses attitudes, ses revendications les stéréotypes de genre, et l’on se met à vouloir changer l’enfant quand il serait sûrement au moins aussi utile de mettre en crise les stéréotypes. Fichons donc la paix aux enfants en les laissant jouer à être et à explorer sans vouloir immédiatement les ranger dans une catégorie, ce serait sans doute un bon début. Et il en va de même de cette homophobie qui tient en telle horreur l’idée de l’amour du même sexe qu’elle préfère se dire que, plutôt que des personnes homosexuelles, il n’y aurait que des personnes « nées dans le mauvais corps ». Plutôt que des personnes qui aiment un autre, il n’y aurait que des personnes qui ne s’aiment pas.

Sauf que là encore, on oublie l’essentiel : la personne qui souffre, qui souffre parce que la société maintient et même glorifie des stéréotypes de genre, qui souffre parce que devenir une femme dans un monde misogyne, inégalitaire et violent l’angoisse, qui souffre parce que l’amour qu’elle ressent n’est pas normatif ou qui souffre, bien sûr aussi parfois, parce qu’elle ne se sent pas à sa place dans le corps qui est le sien. La dysphorie de genre est une réalité. Mais le sont aussi l’hypergenrisme, les stéréotypes, l’homophobie, les attentes toujours plus grandes d’une société du réseau social où chacun doit en permanence exhiber son soi le plus parfaitement catégorisable, et le fait qu’une moitié de l’humanité, les femmes, vit toujours sous la domination a minima symbolique de l’autre.

Alors on peut débattre autant qu’on veut entre non-initiés, convoquer les spécialistes les plus antagonistes possible, sur des questions auxquelles on ne comprend pas grand-chose. Ou bien on peut entendre et respecter la souffrance de celui qui souffre, faire confiance à nos professionnels de santé qui savent se parler, qui étudient collégialement chaque cas individuel, qui participent à des comités d’éthique et sont à l’écoute de leurs patients ; on peut laisser ces professionnels, les personnes concernées et parfois leurs proches travailler de toutes leurs forces au mieux-être de chaque individu en souffrance.

Laissons l’intimité de chacun, sa santé, ses émotions, sa détresse à la discrétion de son cercle, de ses amis, de ses proches, de ses médecins. Et occupons-nous plutôt, puisque nous aimons tant débattre, à déconstruire tous ces maux sociaux que je cite plus haut et qui sont, les premiers, la cause d’innombrables souffrances. Interrogeons nos modèles culturels, nos fonctionnements politiques, nos traditions religieuses, demandons-nous, encore, pourquoi il nous est si difficile de simplement « faire une place à l’autre » dans toute sa différence et parfois même dans son étrangeté.

« Se parler ou mourir », dit le Talmud (Taanit 23a). Et se parler, c’est sans doute d’abord s’écouter, reconnaître la parole et les ressentis de l’autre, reconnaître qu’ils existent, reconnaître qu’ils sont légitimes. L’ami n’est pas celui qui, lorsque vous souffrez, vous explique par le menu à quel point pourtant votre vie est douce et enviable ; l’ami est celui qui est capable de prendre sur lui pour faire cette chose si difficile, dérangeante et contre-intuitive : laisser la détresse s’exprimer.

Alors de grâce, cessons un peu de vociférer, écoutons ceux qui souffrent et ceux qui savent, ceux qui sont en détresse et ceux qui doutent, écoutons-nous pour grandir et soulager le monde. Et si nous sommes incapables de le faire, peut-être pourrions-nous au moins laisser les autres tranquilles.