Gabriel Abensour, vous avez cofondé un cercle d’étude juif pluraliste à Jérusalem, Ta Shma. Comment ce projet s’est-il construit ?
J’étais à la recherche d’une étude qui alliait à la fois les outils traditionnels et universitaires, une étude traditionnelle mais critique et qui ne soit pas uniquement dans l’apologie. Avec Bitya Rozen-Goldberg, nous avons trouvé tout cela en Israël, et en hébreu, mais nous avions à cœur de bâtir ce projet en français à destination de gens qui habitent en Israël depuis quelques années ou qui viennent d’arriver, et de gens qui habitent en France et qui sont justement dans cette demande.
Nous sommes ravis de voir se développer en France des projets comme Ayeka à Paris ou d’autres cercles d’étude, qui sont passés par chez nous et se sont créés en partie grâce à notre impulsion. Sans nous en attribuer tout le mérite, ça nous fait plaisir car c’est un peu notre but : que les gens puissent venir, profiter, s’approprier leur judaïsme et développer eux-mêmes des cercles d’études qui correspondent à leur communauté/milieu
Vous travaillez donc à donner accès à tout le monde – aux novices comme aux plus aguerris – la possibilité de travailler les textes, en se mettant tous au « même niveau »?
C’est exactement ce qui est important pour nous : que l’étude se fasse sur le texte. Nous aidons les gens à avoir accès aux textes, nous sommes des médiateurs, en traduisant les textes et en dirigeant l’étude sans jamais dire aux gens à quel courant adhérer ni comment pratiquer. Nous pensons que chacun doit s’approprier les textes à sa façon. Ce qui nous intéresse, c’est vraiment l’étude, avec comme point de départ l’idée que le texte de la Torah appartient à chacun.
Aujourd’hui il y a des cours réguliers à Jérusalem, ponctuellement à Tel Aviv, certains dématérialisés via Zoom, et un programme d’été : comment s’est construite et créée la structure de Ta Shma?
Nous avons commencé avec le local à Jérusalem, là où nous habitons. Cela reste pour nous le cœur, et il nous semble important que les gens aient un lieu où ils peuvent venir régulièrement pour être actifs dans leur étude. Le programme a commencé en 2016 avec l’étude à Jérusalem le lundi soir. En parallèle, nous avons développé des cours ponctuels en France et à Tel Aviv et, enfin, le programme intensif d’été. Ce dernier répondait à un besoin, notamment des Français qui ne pouvaient pas être physiquement présents aux cours hebdomadaires en Israël. Le programme a été conçu pour permettre aux gens de venir pendant deux semaines se plonger dans les textes
Depuis combien de temps se tient le programme estival?
Ce sera sa troisième édition à l’été 2024 – nous avons dû faire une pause pendant le Covid. Pour conserver un écho au sein de la communauté juive française, nous avons développé des alternatives qui permettent de conserver le lien via des podcasts et des cours sur Zoom. Sans compter les autres plateformes, notamment par le biais des gens qui nous lisent dans Tenou’a par exemple.
Pour les Français, il doit y avoir la barrière de la langue que vous permettez de franchir. Pouvoir discuter de manière philosophique, théorique, théologique, religieuse d’un texte dans sa propre langue doit rassurer vos participants. Dans l’équipe, êtes-vous tous francophones?
Oui, nous sommes même à majorité nés en France. Notre équipe est riche d’un bagage à la fois religieux et universitaire ce qui nous permet d’allier les bons aspects des deux. Certains lecteurs de Tenou’a nous connaissent par le biais de Noémie Issan-Benchimol qui écrit pour la revue, mais certains de nos enseignants sont moins connus du monde francophone, notamment Tsivia Frank-Wygoda ou Bitya Rozen-Golberg, qui est d’ailleurs la première femme francophone à avoir reçu une ordination rabbinique orthodoxe.
Quel beau symbole que de l’avoir comme fondatrice du cercle! Je suppose que le parcours n’a pas dû être facile…
Il y a encore beaucoup de réticence, je pense, dans le monde francophone par rapport aux femmes rabbins, surtout dans le milieu orthodoxe… Mais nous sommes fiers de montrer que c’est possible et que celles et ceux qui veulent bénéficier de son enseignement sont les bienvenus.
Il est vrai que notre vision francophone n’appelle pas forcément au même pluralisme du judaïsme qu’en Israël…
Chez nous, il est important de ne pas de se définir. Nous ne sommes affiliés à aucun mouvement, ce qui laisse la place à chacun de s’exprimer et d’étudier. On a pu voir chez nous notamment une élève rabbin libérale qui ensuite est devenue rabbin en France, ou des personnes comme les Ackermann, des rabbins modern-orthodoxes. De même, pour les enseignants, ce que nous leur demandons, c’est du sérieux et des connaissances, et non dans quelle synagogue ils vont prier. Pour les participants, c’est aussi l’occasion de rencontrer d’autres Juifs francophones qu’ils n’ont pas forcément l’occasion ou l’habitude de rencontrer.
Pour la session 2024 de ce programme d’été, comment s’est décidé et construit le programme, sa thématique?
Nous travaillons toujours en équipe, c’est important pour nous. On cherche un thème qui puisse parler à tous, pour lequel on peut proposer une étude assez riche, et qu’on essaie de lier à l’actualité. Le thème de cette année, « Pouvoir et responsabilité », a été pensé avant le 7 octobre mais est d’autant plus pertinent après le 7 octobre. Il nous a semblé que c’était un sujet dont on ne parlait pas assez, alors même qu’en Israël, la question du pouvoir et de ce qui signifie pour les Juifs d’avoir un État souverain, est fondamentale. Qu’est-ce que cela change ou pas ? et quelles sont les responsabilités que l’on a par rapport à ça ? Sans apporter de réponses, nous voulons surtout donner aux participants matière à réflexion. Ainsi, nous étudierons aussi bien des textes du Talmud sur la séparation des pouvoir, des écrits de Levinas sur l’éthique de la responsabilité d’un point de vue juif, ou le Livre des Juges qui s’intéresse à ces questions.
Par ailleurs, on profite du fait que les gens soient à Jérusalem pour leur faire rencontrer des acteurs locaux, des gens de terrain, et discuter de ces sujets.
Justement, le 7 octobre a-t-il changé quelque chose au niveau de Ta Shma?
Ta Shma a suspendu ses cours pendant quelques semaines, face au chaos extérieur mais, quand nous sommes revenus, nous avons essayé de proposer des thèmes qui parlent aux gens. Au début, nous étions envahis par les questions liées au 7 octobre, maintenant c’est un peu plus calme. Et nous avons produit un podcast autour de la thématique de la violence, en écho au 7 octobre. Nous avons aussi renforcé notre présence à Tel Aviv.
Et vous, à titre personnel, le 7 octobre a-t-il changé votre vision des choses?
À titre tout à fait personnel, je pense que le 7 octobre nous met face à une urgence et face à des sujets qu’il ne faut plus éviter en tant que Juif et qu’Israélien, sur la responsabilité que nous avons vis-à-vis de tous les citoyens de notre pays, vis-à-vis de nos voisins et notamment des Palestiniens. Même si nous n’en parlons pas nécessairement à Ta Shma, ces choses-là trouvent un écho dans notre enseignement. On vit un moment assez tragique, qui continue depuis le 7 octobre, un moment obscur où l’on sent une grande division, et dont on n’arrive pas à voir le bout. On ne voit pas le bout de la catastrophe humaine qui se déroule dans ce pays, tant pour les Israéliens et que pour les Palestiniens. Forcément, à titre personnel, cela me travaille beaucoup et cela impacte mon enseignement, que ce soit la façon dont je lis les textes ou dont ils m’interrogent.
J’entends dans ce que vous dites l’idée qu’il faut se parler, en opposition au repli que l’on peut observer en ce moment.
Absolument, et j’ajouterais, toujours à titre personnel, qu’il y a des sujets que l’on ne peut plus éviter – je pense au fondamentalisme religieux, aussi chez nous. C’est aisé de critiquer nos voisins mais il y a des dynamiques que les Juifs aussi peuvent développer dans un certain rapport aux textes, à la terre et notamment une certaine déshumanisation des personnes avec lesquelles on n’est pas d’accord. Le 7 octobre, c’est aussi la conséquence de politiques extrêmes des deux côtés, tant en Israël que du côté palestinien.
Comme sur la sensibilité religieuse, Ta Shma ne fait pas de politique. Mais nous sommes dans le cœur de l’étude juive : la remise en question permanente. Dans une page de Talmud, on ne peut pas ne pas observer la pluralité du débat et le respect des paroles autres. Cela nous pousse à re-réfléchir, à ouvrir à nouveau le débat, le questionnement, et à ne pas arriver à une conclusion tranchée. D’autant qu’on étudie souvent en binôme, en havrouta, et étudier avec quelqu’un d’autre, c’est déjà se confronter à une autre lecture, à une autre possibilité, à quelque chose d’encore ouvert.
L’offre française pour ce type d’étude, en dehors de ce qu’on voit chez vous ou dans les Ateliers de Delphine Horvilleur, est tout de même assez pauvre…
C’est bien pour ça que nous avons ouvert le programme d’été : pour permettre aux personnes qui vivent en France d’avoir une approche des textes et de la tradition différente de ce qu’on trouve dans les communautés consistoriales. Dès le début, nous cherchons à mettre en place la dynamique de havrouta, ce qui ne va pas sans surprise : certains se demandent ce qu’ils peuvent apporter avant de réaliser qu’il ne faut pas forcément une infinité de connaissances pour lire un texte et l’interroger. Échanger ses commentaires avec quelqu’un d’autre, c’est aussi ouvrir la possibilité à de nouvelles idées, même aux plus érudits d’entre nous. Même pour l’enseignant, l’étude n’est jamais totalement verticale : il fait partie du cercle et il apprend en même temps.
Quel serait votre message personnel pour les lecteurs de Tenou’a?
Je veux leur dire de ne pas craindre l’étude. Je sais que les gens peuvent se dire qu’ils n’ont pas assez de bagage, qu’ils n’ont jamais étudié, et se demander ce qu’ils pourront bien faire pendant deux semaines. Mais en réalité, il y a quelque chose d’assez passionnant dans cette étude, cette écoute active, et la rencontre d’autres personnes. D’expérience, les gens rentrent très vite dans le jeu et en ressortent très satisfaits parce qu’il y a vraiment quelque chose de l’ordre de l’appropriation qui se joue – se réapproprier sa tradition juive, son identité juive.
Ta Shma est aussi un endroit très bienveillant. Le but est que les gens ne se sentent plus intimidés par des lettres hébraïques, par un texte du Talmud. Parce que la Torah appartient à tout le monde, si je le veux, j’ai ici la possibilité d’apprendre plein de choses et partager avec tous.
Propos recueillis par Shana Ouzilou et édités par Antoine Strobel-Dahan
Vous pouvez encore vous inscrire au programme d’été de Ta Shma à Jérusalem pour l’été 2024.
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