Un présent qui nous dépasse

Tandis que les regroupements devenaient impossibles, Anna Klarsfeld a voulu continuer, par vidéo, à étudier en groupe

© Klone, Untitled, 2016, Ink on paper, 24,7 x 19,6 cm – Courtesy Art Source

Depuis plusieurs mois, j’anime avec une amie un cercle d’étude chaque mercredi soir. Semaine après semaine, notre petit groupe se retrouve pour plancher en havrouta (binôme) sur la parasha, la commenter, la questionner et en discuter tous ensemble. L’exercice est très stimulant. Certains participants ont reçu une solide éducation religieuse; d’autres découvrent les textes bibliques pour la toute première fois. Certains sont juifs, d’autres pas. Et la diversité des profils fait la richesse des échanges. 

Lorsque le confinement a commencé, nous avons, comme tant d’autres, migré nos activités en ligne. Nous avions au départ un peu peur que la dynamique s’affaisse, sans les petits plats à partager avant l’étude et le petit verre après – en bref, sans la chaleur des « vrais » contacts humains. Nous avons été surprises de constater qu’au contraire, de nouveaux participants se joignaient à nous au fil des semaines. Alors, pourquoi se mettre à l’étude de la Torah en temps de pandémie? L’intérêt me semble double: chercher du sens et créer du lien – deux besoins vitaux en cette période d’incertitude. 

Chercher du sens, d’abord. Attention: il ne s’agit en aucun cas ici de prendre les textes de notre tradition pour ce qu’ils ne sont pas – un traité d’épidémiologie, un manuel de gestion de crise ou un roman d’anticipation dans lequel « tout » aurait été écrit. Nos textes n’ont pas besoin de tout cela pour être intéressants, alors prenons-les plutôt pour ce qu’ils sont: des récits du passé dont la (re)lecture peut nous permettre de donner du sens à un présent qui nous dépasse. C’est vrai en temps normal, mais cela s’est vérifié de façon particulièrement frappante ces derniers mois. 

Fin mars, après une première semaine de confinement, et alors que le lien social était mis à rude épreuve, nous lisions la parasha Vayakhel, qui explique comment les Hébreux, en s’attelant ensemble à un projet commun – celui de la construction du Tabernacle – sont devenus une véritable communauté. La semaine suivante, alors que les affiches remerciant le personnel soignant fleurissaient dans tout Paris, nous étudiions Tsav, qui évoque l’importance de la gratitude. La semaine suivante, ce fut Shemini qui, à travers le récit de la mort de Nadav et Avihou, les fils d’Aaron, met en garde contre les dangers d’une trop grande proximité dans les relations humaines – un avertissement à la coloration toute particulière en période de distanciation sociale. Puis ce fut Tazria- Metsora, qui raconte la mise en quarantaine des lépreux. Puis Kedoshim, qui souligne notre responsabilité vis-à- vis des plus vulnérables. Enfin, la parasha Emor nous fit réfléchir à la question du rapport au temps – nous qui, à force de rester enfermés, ne savions souvent plus quel jour nous étions. 

Notre calendrier, également, nous a renvoyés de façon troublante de ce que nous vivions. À Pessah, l’injonction à « ne pas franchir le seuil de sa demeure » (Exode 12,22) a résonné bien étrangement, tout comme l’invitation paradoxale à sortir d’Égypte… sans sortir de chez soi. L’Omer a démarré alors que certains commençaient peut-être à compter les jours avant la fin de la quaran- taine. À Lag BaOmer, enfin, célébré le soir du déconfinement, nous avons évoqué l’histoire de Shimon Bar Yohai, un sage du Talmud « confiné » dans une grotte pendant 12 ans… avant d’en être finalement libéré. 

Alors, bien sûr, se pencher sur ces histoires n’est pas l’unique façon de saisir ce que nous vivons et de donner du sens à notre expérience. Il en existe une foule d’autres, toutes aussi valables. Mais l’étude de nos textes s’est avérée particulièrement puissante en la matière – peut-être parce qu’en une période où nous manquons de réponses, elle nous habitue à questionner plutôt qu’à affirmer, à interroger plutôt qu’à assurer. 

Elle s’est avérée également un puissant instrument pour créer du lien. Loin des conversations anxiogènes et souvent stériles sur la queue devant le supermarché, elle nous a permis de renouer avec le dialogue, le vrai, celui qui prend du temps et dans lequel on s’engage entièrement. Et c’est sans doute cela que je retiendrai le plus de cette expérience: le bonheur de pouvoir, à un rythme régulier, échanger sur des sujets profonds avec des personnes qui me sont chères. Le plaisir de confronter nos idées, d’apprendre les uns des autres, d’être parfois d’accord et parfois en franche opposition, mais toujours dans une recherche commune et sincère de vérité. La joie d’être ensemble tout simplement – fût-ce par écran interposé…