Berlin, lieu d’Histoire, lieux de mémoire

Quand on se promène à Berlin, on tombe sur un lieu de mémoire à chaque coin de rue. Littéralement. La ville est un gigantesque mémorial en soi, un palimpseste de mémoires, mais une écrasante majorité fait référence à la Shoah et « l’époque nazie », comme on dit en allemand (NS-Zeit). Il y a des plaques et des sculptures, des installations artistiques et des musées. Chacun de ces mémoriaux marque un lieu spécifique, celui où vécut une victime, celui d’où fut déportée une victime, celui où mourut une victime. La mémoire se matérialise en s’ancrant dans l’espace et ces marqueurs créent une nouvelle géographie mémorielle. Pas besoin de suivre un parcours proposé par un guide touristique, il suffit de marcher, tourner la tête, lever et baisser les yeux, car les mémoriaux sont partout, sur les murs, dans le sol, sur des poteaux ou une façade aveugle, dans un square ou une station de métro.

Il y a d’abord les plaques, comme la série de Berliner Gedenktafel, les plaques commémoratives berlinoises, en porcelaine blanche de fabrication locale, qui rappellent en lettres bleu roi la personne (importante) qui a vécu à cet endroit précis, avec une courte biographie. Les premières ont été apposées en 1986, il y en a aujourd’hui plusieurs centaines à travers la ville. Toutes ne concernent pas des victimes des persécutions nazies, mais elles sont nombreuses, comme l’écrivaine Else Ury, qui est morte à Auschwitz, ou le metteur en scène Max Reinhardt qui s’est exilé aux États-Unis. Parmi les plus récentes (2021), une plaque rappelle que l’écrivain hongrois Imre Kertész, rescapé des camps, a vécu deux ans à Berlin au début des années deux mille. Il est intéressant de se laisser surprendre par une plaque dédiée à un personnage illustre, Hannah Arendt, Albert Einstein, Alfred Flechtheim ou Walter Benjamin.

Dans un genre similaire, quoique beaucoup plus précis, on trouve l’initiative de la psychanalyste berlinoise Regina Lockot, qui a identifié des psychanalystes qui ont marqué leur discipline et qui ont vécu à Berlin. En 2004, elle a créé un cercle d’amis qui financent des plaques, obtient les autorisations et nourrit le souvenir de ces personnalités importantes dont la plupart sont juives et ont vu leur carrière bouleversée par le nazisme : Erich Fromm, Marie Freud (la sœur), Theodore Reik ou Melanie Klein. Elle a pu faire poser vingt-quatre plaques, s’en est vue refuser huit (dont une dédiée à Sigmund Freud) et son site internet propose aussi des itinéraires et des cartes interactives.

Les plaques individuelles sur un immeuble, un bâtiment public ou privé, ou un monument sont légion et continuent de se multiplier. Pas sûre qu’elles soient très remarquées, mais elles contribuent à ponctuer le territoire de marques mémorielles.

Les premières installations artistiques datent des années quatre-vingt-dix, à l’époque où le mouvement des contre-mémoriaux est très fertile en Allemagne : Jochen et Esther Gerz et leur monument éphémère à Hambourg, ainsi que Horst Hoheisel et sa fontaine inversée à Kassel. À Berlin, fleurissent également des projets très réussis de la part d’artistes conceptuels : Christian Boltanski et sa « Maison manquante » (qui rappelle son œuvre dans la cour intérieure de l’Hôtel de Saint-Aignan aujourd’hui Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris), la « Bibliothèque vide » de Micha Ullman, en souvenir de l’autodafé de livres organisé sur la Bebelplatz le 10 mai 1933, la « chambre abandonnée » de Karl Biedermann sur la Koppenplatz, Shalekhet [Feuilles tombées] de Menashe Kadishman, ainsi que The Void [Le vide] et Le Jardin de l’Exil de Daniel Libeskind dans l’enceinte du Musée Juif de Berlin. L’un des mémoriaux en plein air le plus éloquent et le plus efficace est, de mon point de vue, l’installation de Renata Stih et Frieder Schnock, Orte der Erinnerung [lieux de mémoire], qui date de 1997. Il s’agit de quatre-vingts panneaux de 50 sur 70 cm qui ont été montés sur les poteaux du joli quartier Bayerisches Viertel à l’insu des habitants. Sur une face, un dessin coloré, représentant une miche de pain. Au dos, ce texte : «Les Juifs n’ont le droit d’acheter des denrées alimentaires qu’entre 16heures et 17heures. 4juillet 1940». Un dessin de plage est complété par le texte suivant : «Interdiction de baignade à la plage de Wannsee pour les Juifs. 28août 1933». Ce mémorial ancré dans des sources historiques (les lois raciales de Nuremberg notamment) montre avec puissance et simplicité la discrimination des Juifs dans la vie quotidienne : ce qui commence par des restrictions dans l’espace public se transforme rapidement en humiliation et en persécution, en pleine lumière, en pleine ville, au vu et au su de tous les voisins.

Cette manière d’inscrire la mémoire dans la ville, dans le sol, est aussi celle de l’artiste allemand Gunter Demnig, qui a posé son premier Stolperstein [pavé de mémoire] en 1996. Il se dit inspiré par le Talmud, selon lequel un homme est oublié lorsque son nom est oublié. Chaque pavé en laiton de 10 cm de côté porte gravé le nom d’une personne persécutée par les Nazis, sa date de naissance et de mort. Dans la plupart des cas, il s’agit de Juifs qui ont été déportés et assassinés. Il y a maintenant d’autres minorités représentées, ainsi que des survivants aux persécutions. Chaque pavé commence par «Hier wohnte», [Ici vivait]. Les rues de Berlin en sont serties. Ici, un pavé isolé ; là, une famille de trois générations. Devant la synagogue de Pestalozzistraße, il y a plus de trente-cinq pavés, commémorant des personnes de tous âges. Le projet, d’abord strictement allemand, a essaimé, puisque plus de 75 000 pavés ont été posés dans vingt-et-un pays européens. Chacun peut faire une demande auprès de Demnig pour prendre en charge la pose d’un pavé (132 euros).

Nous devons aussi mentionner les monuments locaux, qui rappellent les résidents d’une maison de retraite, les élèves d’une école ou les habitants d’un quartier : cette sculpture poignante de personnes rassemblées avec leurs maigres effets personnels, en attente de la déportation (Große Hamburgerstraße). Ou le mémorial sur le quai 17 de la gare de Grünewald, dont les trains de déportation ponctuent la voie désaffectée. Ou la paroi en miroir, Spiegelwand, à la taille et l’emplacement de la synagogue détruite du quartier de Steglitz, sur laquelle sont inscrits les noms de 1 758 résidents juifs. Le spectateur voit son reflet entre les noms…

On ne peut parler des mémoriaux de la Shoah à Berlin sans évoquer le plus récent (2005), le plus imposant mais pas le plus efficace : le mémorial des Juifs assassinés d’Europe, un champ de centaines de stèles de différentes hauteurs au cœur de Berlin, œuvre de l’architecte américain Peter Eisenman. «Un monument aussi grand que le crime», qui est une œuvre d’art publique pas toujours bien comprise des passants qui sont davantage encouragés à jouer à cache-cache, faire bronzette ou draguer qu’à se recueillir. Mais ce mémorial – le premier mémorial national dédié aux victimes juives de la Shoah – ne se situe pas sur un site spécifique comme les plaques, les pavés de mémoire, les installations ou monuments locaux, ce qui contribue peut-être à son identité floue. C’est qu’à Berlin, il existe aussi plusieurs lieux spécifiques dont le nom à lui seul évoque les persécutions nazies : Sachsenhausen-Oranienburg, le camp de concentration où l’on peut se rendre en transports publics ; la Topographie de la Terreur, un musée consacré aux crimes nazis et à la Solution finale et situé sur les ruines des principaux services nazis qui ont orchestré la violence contre les Juifs et autres minorités, Gleis 69 (quai 69), un mémorial sur le lieu de déportation de 30 000 Juifs Berlinois, pour n’en citer que quelques-uns.Ce processus mémoriel n’est pas terminé : de nouvelles plaques, de nouvelles œuvres d’art et de nouveaux mémoriaux vont voir le jour dans les mois et années qui viennent, pour enrichir encore la géographie mémorielle de Berlin.