À la racine du mot Séfarade

Séfarade fut d’abord un nom de lieu pour devenir un ethnonyme. Ashkénaze, à l’inverse, est un nom de peuple devenu un nom de lieu. À l’origine, ces termes ne désignaient pas les Juifs mais des lieux et des peuples dans lesquels les Juifs se sont installés au cours de leurs différents exils.

© Aviv Grinberg, The Struggle of Being, 2018,
Broomsticks and different tubes hand-applied into specially forged iron grid, 60 x 115 cm
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Séfarade, Ashkénaze, deux mots qui, par une approche sociologique simpliste, et particulièrement depuis la création de l’État d’Israël, désignent de manière typologique deux grands groupes qui constituent le judaïsme contemporain : les Orientaux et les Occidentaux. Mais littéralement « espagnol » et « allemand ». La réalité est plus riche et plus complexe surtout si on en fait une lecture sur le long terme.

Il faut se perdre dans le livre du prophète Obadia, le plus petit des prophètes, seulement un unique chapitre, alors le mot Séfarade apparaît sous forme d’une occurrence unique. “En ce qui concerne cet exil, les enfants d’Israël, petits commerçants jusqu’ à Tsarfat, et les exilés de Jérusalem qui sont à Sefarad ספרד , posséderont, (lors de leur retour) les villes du Néguev”1.

Le verset du livre d’Obadia parle de l’exil et du retour de l’exil. Il explique que les enfants d’Israël qui furent exilés jusqu’au royaume de France, Tsarfat, et les exilés de Jérusalem en Espagne, Sefarad, hériteront, à l’époque messianique des villes du Néguev.

Si certains traduisent Tsarfat par Sarepta une localité du Liban actuel, la majorité des commentateurs, comme le fait Rashi, traduisent par Frantsa ou Francia, c’est-à-dire la France, celle de l’époque s’entend, c’est-à-dire le royaume de France. Quant à Sefarad, la traduction proposée par la grande majorité des commentateurs traditionnels est Spamia ou Spania, c’est-à-dire l’Espagne.

La Kabbale s’étant beaucoup développée en Espagne dès le XIIIe siècle avec l’école de Gérone et l’écriture du Zohar par Rabbi Moïse de Leon et les études fondatrices de Rabbi Yossef Gikatillia (de Castille) et d’Abraham Aboulafia, le mot Sefarad, “Espagne”, est devenu le support de jeu de mots en usant d’acronymes, d’acrostiches, d’anagramme et de jeux numériques. Ainsi, Sefarad fut rapproché de Pardès, le “verger” ou le “paradis” dont il est l’anagramme, et fut ainsi lié à l’idée du déploiement de niveaux de sens dans la lecture des textes et du monde dont ce mot constitue l’acronyme : Pshat, Rémez, Drash, Sod.

Il est à noter aussi que les lettres de ce mot se prêtent particulièrement à des jeux combinatoires permettant d’écrire par exemple le mot sefer, “livre”, seder, “ordre”, invitant à poursuivre le jeu avec d-sefer, “la porte du livre” ( ד-ספר dé-sefer), ou p-seder, “la bouche qui organise les choses” ( פ-סדר pé-seder). Avec deux lettres on trouve le “seuil”, saf, le “détour”, sar, la “rayure”, pass, etc.

Anagramme de sirpad, qui est traduit par “ortie”, “églantier” ou “bruyère”, sefarad devient ainsi un mot messianique et espéranciel : “Oui, vous sortirez avec joie, Et vous serez conduits en paix ; Les montagnes et les collines éclateront d’allégresse devant vous, Et tous les arbres de la campagne battront des mains. Au lieu de l’ épine s’ élèvera le cyprès, au lieu de l’ortie (sirpad) croîtra le myrte ; Et ce sera pour l’Éternel une gloire, Un monument perpétuel, impérissable.”2

Marc-Alain Ouaknin a toujours été très sensible à ces questions. D’origine marocaine par son père, alsacienne et luxembourgeoise par sa mère, il est le fruit de ces deux mondes. « Avec cette conscience très nette, souligne-t-il, que la France a joué un rôle fondamental dans la possibilité de ces rencontres, créant un “judaïsme français” devenu un modèle pour le judaïsme dans le monde entier. »
Il est co-producteur de “Talmudiques” sur France Culture avec Françoise-Anne Ménager. Parmi les dizaines d’ouvrages dont il est l’auteur, rappelons La Genèse de la Genèse illustrée par l’abstraction (Diane de Selliers, 2019), Dieu et l’art de la pêche à la ligne (Bayard, 2017), et Bar-Mitsva, un livre pour grandir, (Assouline, 2005), en collaboration avec Françoise-Anne Ménager.