Black Book de Gideon Rubin

Avec cette exposition à l’intérieur du domicile et cabinet londonien de Sigmund Freud, Rubin s’intéresse à la fin des années trente, lorsque Freud quittait Vienne pour Londres, à travers des magazines allemands d’avant-guerre et une copie d’une traduction en anglais de Mein Kampf dont il a systématiquement recouvert les mots pour en effacer la force infâme.

ENTRETIEN AVEC GIDEON RUBIN, aRTISTE

LE PROJET BLACK BOOK A ÉTÉ CRÉÉ SPÉCIALEMENT POUR LE MUSÉE FREUD DE LONDRES, DE QUOI S’AGIT-IL ? 

Je vis à Londres non loin du Musée Freud que je visite souvent parce que cette maison m’est très particulière, unique à bien des égards – à chaque visite, je crois, je quitte ce lieu avec quelque chose. Il y a environ deux ans, en quittant le musée à l’issue d’une de ces visites, je pensais à l’époque où Freud a quitté Vienne pour Londres, très tardivement. Je me demandais comment il avait finalement été autorisé à partir en emportant avec lui quelques membres de sa famille et tant de ses affaires et de ses objets de collection. Je me demandais aussi ce que pouvaient être les magazines et les journaux affichés dans les kiosques viennois alors qu’il se précipitait hors de la ville qu’il aimait tant. À quoi ressemblaient-ils? Les journaux datant d’après le début de la guerre, c’est révélateur, ne m’intriguaient pas. Lorsque j’y repense, je me demande souvent pourquoi je me suis retrouvé là-dedans. Était-ce lié à mon obsession récente pour les magazines et journaux anciens qui avait débuté cinq ans auparavant lors d’une résidence à Tel Aviv ? Ou peut-être était-ce le flux ininterrompu de migrants qui se noient sur les côtes européennes? Quoi qu’il en soit, c’est ce qui m’a fait avancer. Quelque temps plus tard, avec l’aide de ma femme, j’ai acheté sur eBay quelques magazines allemands de la fin des années trente. Bien qu’ils fussent très inconfortables à manipuler et à peindre, le résultat était intéressant. Quoique similaires, dans le processus, à ce que j’avais fait avec des magazines israéliens ou chinois, ceux-ci étaient manifestement plus sombres en termes de ton et de sujets. Ce n’est qu’après avoir entrepris ce travail que j’ai pensé qu’il pourrait intéresser le musée Freud – et je suis heureux que ça ait été le cas. Le titre, Black book (“Livre noir”) n’est venu que plus tard lorsque j’ai commencé à noircir les pages de la première édition feuilletonnée de Mein Kampf en anglais, qui constitue à mon sens, le cœur noir de cette exposition. 

POUR LE PROJET BLACK BOOK, VOUS AVEZ TRAVAILLÉ SUR DES COPIES DE “MEIN KAMPF”, CE QUI PEUT SEMBLER PROVOCATEUR. POUVEZ-VOUS NOUS EXPLIQUER COMMENT VOUS EN ÊTES ARRIVÉ LÀ ? 

Ce que je sais, c’est qu’en aucun cas je n’aurais fait ça intentionnellement. Tout s’est passé par coïncidence. J’étais déjà bien avancé dans ce projet et je voulais voir la maison de Freud à Vienne. Sur le chemin du retour, j’ai dit à ma femme, l’artiste Silia Ka Tung, que j’allais être à court de magazines allemands d’avant-guerre et qu’il m’en fallait de nouveaux. Elle a pensé racheter le même type de magazines. Je vous laisse imaginer l’horreur qui m’a saisi lorsque, j’ai ouvert le paquet soigneusement fermé un matin alors que nous préparions nos filles pour l’école. Ma première réaction a été de vouloir balancer ces horreurs à la poubelle mais je me suis dit qu’elles étaient trop sales pour ça. Je ne pouvais pas les tolérer sous mon toit. Alors je les ai pris et je les ai posés dans le placard à outils de mon studio en essayant de ne plus y penser. Lorsque je suis rentré chez moi ce soir-là, ma femme m’a parlé d’une discussion qu’elle avait eue avec un de nos amis conservateurs. Lorsqu’elle m’a rapporté son idée que peut-être je devrais en faire de l’art, j’ai pensé que c’était la plus mauvaise idée que j’aie jamais entendue. Je détestais tellement ces papiers qu’au bout de deux jours, avec une infinie réticence, j’ai rouvert le paquet, j’en ai pris un et j’ai peint la couverture en noir. J’étais à la fois attiré et repoussé par ça. Ce fut le début, j’ai mis six mois à finir. 

FREUD S’INTÉRESSAIT À L’INCONSCIENT, VOUS SEMBLE-T-IL QUE MASQUER DES SYMBOLES OU DES FIGURES NAZIS ET LES MOTS DE HITLER FAIT PARTIE D’UN TRAVAIL INCONSCIENT DE VOTRE PART ? 

En me promenant parmi mes œuvres dans le musée Freud, il m’est apparu que mon travail s’apparentait à des souvenirs, comme si les choses ne pouvaient pas juste disparaître. Peindre par-dessus un drapeau nazi, une image de Hitler ou de l’armée nazie paradant dans les rues ne les fait pas partir. Ni la réalité ni nos souvenirs de cela. Mais ça l’enfouit, ça libère un espace nécessaire à de nouvelles expériences. Cela devient le fondement de quelque chose qui est à la fois très nouveau et très ancré dans son passé. Un peu comme des fondations que l’on bâtirait par-dessus des ruines anciennes. À l’image de Freud lui-même qui s’intéressait aux objets antiques, peut-être pas tant pour leur valeur artistique que parce qu’elles avaient été enterrées longtemps pour ne resurgir qu’avec le temps. 

VOTRE TRAVAIL EN GÉNÉRAL TEND À MASQUER DES CHOSES QUI, POURTANT, NE DISPARAISSENT PAS. D’UNE CERTAINE FAÇON, ELLES SONT MÊME RENDUES PLUS PRÉSENTES PAR LE VOILE DE LA PEINTURE. QUEL SENS CELA FAIT-IL POUR VOUS ? 

Pour moi, effacer ou masquer certaines parties d’une image est un acte positif. C’est comme s’il y a une ligne tracée sur un papier blanc et que vous l’effacez ou la masquez, elle reste très visible – elle devient un passage, une porte. Comme une empreinte, un souvenir, tout en étant aussi quelque chose de nouveau, soustrait à son état originel. Cet état me semble bien plus mystérieux, il offre d’infinies possibilités, permet à celui qui le regarde d’y apporter sa propre histoire. 

À TRAVERS VOTRE TRAVAIL, EN FAIT, VOUS N’EFFACEZ PAS LES CHOSES, VOUS LEUR AJOUTEZ PLUTÔT DE LA MATIÈRE. AVEC CE PROJET, AJOUTEZ-VOUS DE LA MATIÈRE À LA PHILOSOPHIE DE FREUD ET À L’HISTOIRE ? 

Si je parviens à ajouter ma propre petite expérience, ce projet Black Book à la riche histoire du Musée Freud, alors j’ai réalisé plus que je ne l’aurais jamais rêvé. Avant l’exposition, une des choses que j’appréhendais le plus, qui m’inquiétait le plus, était la réaction possible de survivants de la Shoah à ce projet Black Book. Un ami très cher, un artiste israélien, a amené son père, survivant de la Shoah, voir l’exposition. Il a été touché, ému aux larmes. Ça, je ne l’oublierai jamais.

Propos recueillis et traduits par Antoine Strobel-Dahan

Plus d’informations sur Gideon Rubin et sur le Musée Freud de Londres : www.freud.org.uk