“CETTE HISTOIRE N’EST PAS CLOSE”

Avec le Mémorial des Nomades de France, Gigi Bonin oeuvre pour une reconnaissance par la France de sa responsabilité dans l’internement des Nomades de France entre 1914 et 1946. Il collecte des témoignages, recherche des documents d’archive et, à l’image du travail mené par Serge Klarsfled et les FFDJF, rédige des notices individuelles de Nomades internés.

TROIS QUESTIONS À JÉRÔME “GIGI” BONIN, PRÉSIDENT DU MÉMORIAL DES NOMADES DE FRANCE ET DE L’AFFICS

Comment avez-vous débuté ce travail mémoriel ?
En 2007, je me suis arrêté au bord de la route à un endroit où je m’étais déjà arrêté avec ma famille sans savoir pourquoi. Il y avait une stèle qui parlait d’un camp de concentration pour « gitans ». J’ai fouillé un peu et découvert des ramifications familiales. Je me suis dit qu’il fallait protéger la mémoire et porter assistance aux descendants d’internés. Nous avons alors fondé l’Association des Filles et Fils d’Interné(e) s du Camp de Saliers. En 2016 a été annoncée la création d’un monument sur l’ancien site de Montreuil-Bellay dans le Maine-et-Loire, le plus grand camp d’internement des Nomades en France, mais nous voulions une reconnaissance nationale selon le processus parlementaire officiel en France. Donc nous avons créé le Mémorial des Nomades de France, avec un blog sur lequel nous avons publié plus de mille notices individuelles. Le travail pour nous aujourd’hui est de montrer que cette histoire n’est pas close.

Quelle est la situation des nomades en France pendant la guerre ?
Au regard de l’histoire, je parle d’un «  ystème concentrationnaire français », parce qu’il y a un ensemble organisé administrativement. Certains des internés sont ainsi ballottés dans de nombreux lieux différents (maisons d’arrêt, sanatoriums, asiles, chantiers de jeunesse, camps, etc.). Il existe un statut administratif d’exception depuis 1912 et la loi sur « l’exercice des professions ambulantes et la circulation des nomades » avec un certain nombre d’instruments de contrôle comme le carnet anthropométrique individuel, le carnet collectif, la plaque de contrôle spécial qui permettait de repérer les véhicules des Nomades. Le but, depuis le premier recensement de 1895, est de savoir en permanence où se trouvent les Nomades. Durant la première guerre mondiale, il y a une première expérience d’internement de près de quatre cents Nomades alsaciens-lorrains, qui sont envoyés dans une trentaine de camps dans toute la France puis rassemblés dans la Drôme. Durant l’entredeux- guerres, la loi de 1912 est durcie plusieurs fois.
Lorsque débute la Deuxième guerre, beaucoup d’hommes sont mobilisés, certains sont prisonniers de guerre en Allemagne. Au moment de la démobilisation, la plupart sont assignés à résidence ou internés en application de la loi du 6 avril 1940, c’est-à-dire sans intervention des Allemands. Cette loi permet aux préfets de décider de l’assignation ou de l’internement des personnes pour motifs administratifs. Dans tous les départements, on recense les Nomades, qui recouvrent d’ailleurs une variété impressionnante de gens : des anciens combattants Sénégalais laissés pour compte après la Première guerre mondiale, des Chinois qui avaient été amenés pour travailler dans les usines d’armement, des Kabyles, des Napolitains, des forains et, bien sûr, des Roms, Sinté, Kalé, Yéniches et Voyageurs. Ce sont ces derniers qui vont se retrouver internés après une sélection ethnique.
Il y a des camps spéciaux pour les Nomades comme Saliers, Lannemezan ou Monteruil-Belay, et des camps où les Nomades sont internés avec d’autres populations, surtout des Juifs, comme à Gurs, Poitiers ou Rivesaltes. En tout, j’ai recensé à peu près deux cents lieux de rétention de liberté dont une trentaine de grands camps – seuls ces derniers sont appelés « camps » par l’Inspection Générale des Camps. Tout ça fait que les chiffres sont très différents aussi, puisque la comptabilité officielle considère qu’il y a eu un peu moins de 6 500 personnes internées, mais nous en sommes déjà à plus de 7 500.

Vous faites des notices individuelles, comme l’ont fait les FFDJF, sur quel matériau vous basez-vous ?
Cela dépend des camps. Il n’y a pas toujours dans les camps français une organisation administrative aussi rigoureuse que ce qu’on voit dans les camps d’internement des Juifs tenus par les Allemands. Les chefs de camp eux-mêmes sont débordés. On a des exemples de chefs de camps qui se plaignent de n’avoir pas de motif légal d’internement pour les gens qu’on leur envoie. On a donc ce matériau qui vient des camps, mais dans lequel il faut repérer les gens qui ont donné de faux noms.
Nous trouvons une source d’archives, nous reconstituons un parcours, nous allons voir les familles, nous leur transmettons ce que nous avons trouvé et parfois ils ont des renseignements supplémentaires, notamment sur ce qui s’est passé après. Parfois, les Nomades sont libérés dans la nature, parfois, on les assigne à résidence à la sortie des camps. Tout de suite après-guerre, il y a de nouveaux recensements pour savoir où sont les gens. Ces recensements nous permettent, lorsque nous les confrontons aux recensements d’avant-guerre, de nous faire une idée du nombre de gens qui sont morts dans les camps d’internement. Ce sont essentiellement les plus anciens, c’est-à-dire toute notre élite intellectuelle qui disparaît, ceux qui savaient, qui transmettaient notre culture. Et puis il y a les enfants, les femmes qui ont perdu des enfants et qui deviennent folles, etc. Il y a un sentiment commun aux Voyageurs qui est que toutes les familles ont perdu quelqu’un.

Propos recueillis par Antoine Strobel-Dahan